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La robe panthère (par Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 18.11.22 dans La Une CED, Ecriture, Récits

La robe panthère (par Jeanne Ferron-Veillard)

 

Amis Français d’ici ou d’ailleurs, good morning ! Marcella a une boutique de vêtements située sur Lincoln Road, à Miami Beach, et pas seulement une boutique. Deux étages dont un consacré aux hommes qui veulent porter des robes dos nu, également un espace dédié aux Arts. Ici, vous n’achèterez pas un vêtement, vous le rencontrerez. Ici, vous écouterez un auteur, une coupe de champagne à la main, en portant un habit qui vous définira bien davantage que tous ceux qui prétendent vous connaître. Marcella est élancée, elle est généreuse, elle est fantasque. Elle est sensible, voire un peu trop, à la lumière et aux inconnus. Elle est fragile comme toutes ces femmes qui collectionnent les adjectifs. Elle fut hippie, elle fut riche, elle fut sacrée Miss Colombie. Des cheveux blonds à la Jayne Mansfield qui, paraît-il était chauve sous sa perruque, interminables à l’instar de sa carrière de mannequin. Marcella fut une des plus belles femmes au monde. Modèle dès l’âge de dix ans en Colombie, il faut dire que ses parents l’étaient, des dieux tombés du Pic Cristobal Colon.

Monaco, Saint-Tropez, Milan, Athènes, Johannesburg, elle a arpenté le globe et connaît chaque lieu pour en avoir goûté chaque détail. Elle sait où et comment acquérir les vêtements des couturiers. Ceux qui marient les vogues, ceux qui savent se mettre à leur disposition pour les tailler à la juste dimension. Ceux qui savent coudre deux peaux entre elles. Marcella les a côtoyés et pour certains d’entre eux, elle fut leur égérie. Marcella sait regarder un corps. Elle crée la rencontre entre un corps et un vêtement. Elle sélectionne le style et la couleur pour vous spécifiquement. Le vêtement porte le corps et ce n’est qu’à cette condition que le corps entre dans le vêtement. La mode est un élan, une énergie, un souffle qui soulève du sol, qui agrandit l’espace en vous et l’étend autour de vous. Vous êtes dans une bulle. Dans sa boutique, ordre, couleur et géométrie. Marcella emmagasine les matières volatiles, les tissus nobles, les couleurs chatoyantes, les motifs stylisés, les formes enveloppantes ou saccadées, les accessoires les plus dingues, les chaussures pour se tenir, non plus debout mais en hauteur. Et les bijoux qu’elle a créés comme autant de parures pour conjurer les adversités de l’existence. Une robe, un blouson en cuir, un chapeau, une paire de bottes, un bracelet, un collier, une paire de lunettes de soleil, un foulard, un sac, tout ça dans une photo et en un clin d’œil, elle vous a transformé. À vous le droit d’accorder ou pas. Parce que Marcella l’a été, elle s’évertue à vous rendre exceptionnelle et là est ça son bonheur.

Avec vous, elle joue un peu à la poupée, elle suit son intuition surtout, celle qui ne se trompe jamais car basée sur l’expertise et l’expérience. Marcella suit sa voie, ses rêves comme autant de petits cailloux blancs et brillants grâce auxquels elle remonte le fil jusqu’à elle. La petite fille qui, en Colombie, enserrait les arbres des heures entières en écoutant le cœur de son grand-père battre en elle.

Être absorbée par des centaines de mètres carrés, par ces centaines de vêtements que Marcella collecte depuis des dizaines d’années avec l’acuité d’une chasseuse et la subtilité d’une séductrice. J’étais entrée pour le goût du vertige, précisément pour sentir cela. Marcella m’a souri et sa collaboratrice s’est occupée de moi. Le vert émeraude associé à l’orange, une panthère noire dessinée au niveau de l’ourlet. La robe panthère. Savante architecture de lignes claires, de lignes droites, de lignes frontales, élégante bien sûr, mordante, accrocheuse, le genre de robe pour séduire et chasser simultanément. Trois-cent-quatre-vingts dollars. Une somme certes, point insurmontable pour une robe Christian Dior. Ce n’est pas raisonnable. Mais si. Mais non. Mais si, vous l’entendez la petite musique que se raconte toute personne qui veut justifier son acte, la petite voix pour se trouver un bon prétexte, pour se mettre en action, pour mettre du sens sur sa petite histoire. Et tôt ou tard, ça fonctionne. Je suis sortie de la boutique, j’ai été polie, j’ai remercié. Fin de l’histoire.

J’ai fait demi-tour.

J’ai introduit ma carte bancaire dans la machine. J’ai composé mon code et j’ai pressé sur le bouton vert au moment où Marcella a poussé un cri derrière moi. My God ! J’ai sursauté, j’ai lâché l’appareil, la carte a tenu bon, j’ai perçu le malaise et la méprise. Il manquait un zéro sur l’étiquette de la robe et sur l’écran de l’appareil. Trois mille huit-cents dollars, la robe. Oups. Deux solutions, partir en courant ou m’intéresser à l’histoire de la robe, au travail de Marcella, l’interroger sur ses motivations intrinsèques ou sur tout autre composante de sa personne, la faire parler d’elle et de ce qui l’anime. Marcella s’est détendue. Marcella a fait ouvrir une bouteille de champagne, c’était l’heure du champagne, du champagne tous les jours à l’heure bleue pour conjurer le mauvais sort et honorer ses occurrences. La robe Christian Dior a été célébrée et, en quatre coupes de champagne, classée en pertes et profits. Nous avons levé nos verres à la beauté, à la providence, à l’amour, à la rencontre, à tout ce qui nous élargissait le cœur. Nous avons parlé chiffons comme deux nanas entre elles mais qui ne sont plus dupes. Nous nous sommes serrées très fortement dans les bras. C’est comme ça ici. Giving is getting.

Donner, c’est recevoir. J’avais manqué de défaillir lorsque, dix années auparavant, en France cette fois-ci, j’avais voulu offrir une table basse, en acier, à une amie qui désirait celle-ci et pas une autre. Cent-cinquante euros. Surprise par le prix, je n’avais émis aucun commentaire. J’avais introduit ma carte dans l’appareil, j’avais appuyé sur le bouton vert et, pour une raison que j’ignore, j’avais poussé le même cri que Marcella en anglais. My God ! Le même mot pour désigner Dieu et le sexe mais passons ce signe, le prix affiché n’était pas de cent-cinquante euros mais de mille-cinq-cents euros. Un zéro en plus. Avais-je mal lu, l’étiquette indiquait cent-cinquante euros, les trois petits chiffres écrits à la main et mon compte en banque siphonné par quatre chiffres en une seule prise. Rien à faire, pas de discussion possible. Je suis demeurée stoïque et peut-être même remarquable.

Marcella a beaucoup ri de l’anecdote, elle est comme ça, et nous avons fêté dignement la vie ainsi mémorable, toutes les deux portées par l’ivresse de l’émerveillement. Sans mesurer bien sûr les centaines d’autres récits qui naîtront de cette robe, dans cette robe ou grâce à elle. J’ai eu du mal à repartir, et ne croyez pas que ce fut à cause du champagne. Quitter Marcella, ses robes comme autant de présences, comme autant de toiles, de portraits de femmes intemporelles, nullement superficielles. Et quant à ceux qui prétendent qu’elle a eu recours à la chirurgie esthétique, elle les regarde bien en face comme elle a fixé la mort venue lui prendre sa beauté. Depuis, Marcella vit mille fois plus, dans ses voilages, dans ses matières, moulée ou drapée par des mètres de soie et de mousseline. Elle est aussi royale qu’Isadora Duncan ou Loïe Fuller ou d’autres femmes illustres encore qui ont soulevé l’écorce du monde pour l’accroître. Elle sait exactement où poser son pied pour créer un angle particulier avec le reste de son environnement. Car Marcella ne ressemble à personne d’autre. Là son bonheur. Celui de vous faire ressembler à vous-même.

 

Sandrine-Jeanne Ferron


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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.