La Rhétorique de la haine, La fabrique de l’antisémitisme par les mots et les images, Dominique Serre-Floersheim (par Gilles Banderier)
La Rhétorique de la haine, La fabrique de l’antisémitisme par les mots et les images, Dominique Serre-Floersheim, Honoré-Champion, Coll. Bibliothèque d’études juives, n°66, février 2019, 282 pages, 45 €
Qu’est-ce que l’antisémitisme ? Au niveau rudimentaire, la forme de haine la plus ancienne et – paradoxalement (ou par conséquent) – la plus vivace qui soit. Dès le livre d’Esther (composé sans doute au IIe siècle avant Jésus-Christ), Haman déclare au roi Assuérus (3, 8) : « Il est une nation répandue, disséminée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume ; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation ; quant aux lois du roi, ils ne les observent point : il n’est donc pas dans l’intérêt du roi de les conserver » (trad. Bible du Rabbinat). Le reproche traversera les siècles. On trouve chez les écrivains latins des propos peu amènes ; mais – et en l’occurrence le paradoxe est strident – ce fut avec le christianisme, au départ une variante du judaïsme parmi d’autres, que le discours anti-juif acquit une virulence particulière. L’Église a fait amende honorable. Trop peu, trop tard ?
Bien qu’aucun sous-titre ne vienne préciser l’extension chronologique du volume, le livre de Mme Serre-Floersheim n’embrasse pas l’antisémitisme (ou l’antijudaïsme) dans ses deux millénaires d’histoire. Il n’est ainsi pas question de la Judensau, ce sinistre motif parodique qui orna au Moyen Âge de nombreuses églises du monde germanique (déjà…). Elle n’évoque pas les terrifiants écrits de Luther, que les églises protestantes mirent cinq siècles à récuser (trop peu, trop tard ?). L’enquête se concentre sur les XIXe et XXe siècles, avec des regards bienvenus à l’œuvre de Voltaire, où l’antisémitisme n’est pas une « dérive » (p.164), mais – ainsi que l’ont vu Pierre-André Taguieff et quelques autres – un système cohérent. Comme l’indique la quatrième page de couverture, Mme Serre-Floersheim est professeur de lettres en classes préparatoires et la forme de son travail s’en ressent. Les textes sont analysés à l’aide d’ouvrages théoriques quelque peu anciens (ceux de Gilbert Durand, Roman Jakobson, Chaïm Perelman ou Olivier Reboul). Les allusions au baroque datent également et, surtout, tombent hors-sujet (ainsi, p.167). Certaines remarques exigeraient d’être nuancées, ainsi lorsque Mme Serre-Floersheim écrit que « la résurgence de l’antisémitisme […] est toujours favorisée par les crises, politiques et historiques, ou encore les grands mouvements sociaux » (p.81). Peut-être fut-ce vrai durant la première moitié du XXe siècle, mais on ne voit pas quelle crise ou quel mouvement social arma Mohammed Merah et Amedy Coulibaly.
L’antisémitisme est surtout un discours fourre-tout, caractérisé par sa plasticité et (pour utiliser un terme normalement nanti de connotations positives) sa résilience : soit on reproche aux Juifs leur misère crasseuse, soit on critique leur richesse ostentatoire ; tantôt on fustige leur absence d’enracinement, de patriotisme (p.142), tantôt on vomit Éric Zemmour et l’État d’Israël ; soit on vilipende leur couardise, soit on s’effraie des prouesses guerrières de Tsahal. Les Juifs auront toujours tort. Le discours antisémite constitue une machine autonome, condamnée à la surenchère, tournant sur elle-même indépendamment de tout ancrage concret, si fantasmé soit-il (ainsi lorsqu’on prête aux Juifs des origines africaines – p.112). Ni Drumont, ni Rebatet, ni Brasillach ne furent des écrivains importants. En dehors de Voltaire, seul Céline – que, par une aberration qui en dit plus sur notre époque que sur le Dr Destouches lui-même, on considère depuis deux décennies comme le plus grand auteur français du XXe siècle – appartient au premier rang, sans oublier Lovecraft, dont les saillies antisémites (ainsi p.157) doublent ses visions morbides de créatures venues d’outre-monde. Si Mein Kampf constitue, comme le Coran (la comparaison est de Churchill), un livre pesant et mal écrit, les pamphlets de Céline seraient-ils d’authentiques œuvres littéraires ? Ce n’est pas certain.
Que cette prose émétique ait contribué à créer ou à nourrir un puissant courant d’opinion va de soi ; que ce courant d’opinion ait trouvé à se concrétiser durant les années d’occupation est une autre évidence. Mais le discours antisémite rencontra également ses limites (et peut-être contribua-t-il à les ériger), incarnées par les milliers de personnes (certaines honorées du titre de « Juste parmi les nations », d’autres à jamais inconnues) qui, au mépris de risques majeurs, sauvèrent des Juifs. L’ouvrage de Mme Serre-Floersheim se termine par un florilège commenté de textes antisémites et, ce qui est fort intéressant, de cartes postales – un medium inattendu.
Gilles Banderier
Dominique Serre-Floersheim, agrégée de Lettres et Docteur d’État, enseigne en classes préparatoires aux Grandes Écoles littéraires.
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