La Reine des souris, Camilla Grudova (par Delphine Crahay)
La Reine des souris, Camilla Grudova, novembre 2020, trad. anglais, Nicolas Richard, 48 pages, 5 €
Edition: La Table RondeAu début, cela ressemble à une histoire d’amour comme les autres : rencontre à l’université, passion commune – pour le latin –, mariage précipité sans l’accord des parents, entre-soi amoureux… Il ne faut pourtant que quelques pages pour sentir que quelque chose cloche, coince, grince. L’entre-soi est presque un huis clos, tant la narratrice et Peter semblent éloignés du monde ; l’appartement où ils habitent se trouve au-dessus d’une épicerie fermée dont les stocks rancissent et moisissent, comme leur amour ; Peter est sujet à de drôles de manies – notamment celle qui remplit l’appartement de parapluies trouvés dans le cimetière où il travaille… Il faut enfin considérer le ton détaché, presque froid, avec lequel la narratrice raconte, de manière factuelle et distanciée, cet amour, comme une dissonance de plus. S’installe ainsi une atmosphère étrange et morbide, l’air de rien, comme si tout était parfaitement normal.
La Reine des souris est d’abord une histoire d’enfermement et d’aliénation, dans tous les sens du terme : les jeunes gens sont enclos dans leur passion du latin et de la Rome Antique, qui confisque et étrique leur existence. Ainsi, lorsque la narratrice tombe enceinte, Peter se persuade qu’elle l’est de dieux païens, prétexte qui lui servira à la quitter, et ce qui arrive à la jeune femme, plus tard dans l’histoire, ne semble pas tout à fait étranger à sa lecture assidue des Métamorphoses. Tous deux sont aussi prisonniers des lubies morbides de Peter, qui envahissent leur appartement, et la narratrice l’est de son amour, jusqu’à ce que l’abandon et l’absence l’en délivrent.
C’est ensuite une histoire de métamorphose, qu’on pourrait lire comme un récit d’apprentissage et d’émancipation féminine d’un genre particulier, féroce et cannibale : une femme tombe amoureuse d’un homme qui l’abandonne ; elle apprend, lentement et laborieusement, la leçon – on ne sait au juste laquelle ; elle devient louve, ou plutôt louve-garou ; elle s’accommode aisément de cette transformation quotidienne et réversible, et finit par manger ses enfants, par inadvertance et sans que cela l’affecte. « La louve était splendide », note-t-elle – et en fait de louve, elle n’est pas la seule : une collègue de travail semble sujette elle aussi aux variations lupines, et la vendeuse du magasin de déguisement où elle se procure un masque de fillette pour cacher son museau a elle-même « un côté loup ».
On pourrait aussi lire cette histoire comme un rêve, presque un cauchemar, comme un caprice ou un scherzo de l’inconscient. C’est une nouvelle étrange, peuplée d’images frappantes et singulières : la narratrice se fabrique un déguisement d’Argus qui ne servira jamais : une robe blanche constellée d’yeux. Une fois enceinte, elle s’imagine avaler des meubles miniatures pour aménager une vie confortable aux enfants qu’elle porte. Plus tard, elle les voit nager dans son ventre comme des loutres. On y trouve aussi des motifs connus, détournés ou subvertis : la valise de Peter, au moment de son départ, ressemble à un crapaud, avatar de la grenouille qui n’est de toute évidence pas devenue prince. La narratrice possède une cape de chaperon rouge – mais ce n’est pas elle qui est mangée. Et la louve latine, après avoir allaité des jumeaux qui ne s’appellent pas Romulus et Rémus mais Arthur et Énée, les dévore.
Tout cela fait de La Reine des souris un conte sombre, cruel et amoral, à l’humour noir, grinçant et ricanant, au rythme vif et enlevé, qui donne envie de lire les autres nouvelles du recueil dont il est tiré : The Doll’s Alphabet, paru en 2017 aux éditions Fitzcarraldo.
Delphine Crahay
Camilla Grudova, née en 1978, vit à Édimbourg. Elle a étudié l’histoire de l’art et l’allemand à l’université McGill de Montréal, et publié plusieurs nouvelles.
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