La rébellion universelle - L’Espoir à l’arraché, Abdellatif Laâbi, par Didier Ayres
L’Espoir à l’arraché, Abdellatif Laâbi, Le Castor astral, juin 2018, 144 pages, 14 €
Je ne connais Abdellatif Laâbi que par ce recueil que j’ai reçu il y a peu. Je l’avais rencontré il y a longtemps dans un séminaire de troisième cycle sur les lettres francophones à Bordeaux, et j’ai gardé en mémoire – moi qui ne connaissais pas l’œuvre du poète – un être à la fois grave et inquiet. Et je retrouve cela dans les poèmes que publie cette année Le Castor astral. J’y vois en effet une période de la vie de l’auteur, qui a été incarcéré et torturé au Maroc, événements qui, on l’imagine, ont été marquants. Je dis cela sans déflorer le caractère puissant de ces poèmes en vers qui, avec une certaine banalité d’expression, relatent cette expérience de la douleur qui est, il me semble, universelle.
Je dirais d’ailleurs qu’à plusieurs reprises, dans mes notes en marge sur le livre, j’ai écrit les deux mots : violence et brutalité. Je l’envisage du reste dans la belle définition qu’en donne Jean Genet, qui appelle violence (et je cite de tête) : une audace au repos amoureuse de périls, qu’il oppose à la brutalité qui découle, elle, de l’injustice et de l’exercice abusif du pouvoir et de la douleur. Et je crois qu’il y a là l’explication littéraire à ce livre, et y compris même si l’on considère le chapitre doux de l’ouvrage, qui parle de l’amour du poète pour sa compagne, qu’il prénomme ELLE. Et là encore, on pourrait peut-être reconnaître cette violence dont parle Genet en l’appliquant à l’énergie du grain qui déchire la terre pour pousser vers le ciel, appétit de vivre et d’aimer qui sont confondus dans le poème.
Être enfanté
par un mammifère autre qu’humain
aquatique par exemple
Sortir
d’une graine enfouie dans la terre
et pousser arbre
n’importe lequel
Être éjecté
par un volcan
me refroidir, me solidifier
et devenir roche, quoi !
Ainsi, avec une langue blanche, une langue sans ombre en quelque sorte, on va avec le poète au milieu de son univers intérieur, et sa richesse d’expérience, qui s’approche des textes traduits de l’arabe du grand poète palestinien, Mahmoud Darwich, qui utilise lui aussi une langue neutre et narrative. Oui, car cette utilisation d’une langue sobre et somme toute sommaire, est le meilleur allié pour dire la révolte, et la rendre universelle. Et je dirais ainsi que ce livre fait acte de rébellion universelle. Cette langue permet de saisir clairement le monde double de la pensée. Et ici presque une ivresse, une façon de prêcher le faux pour savoir le vrai, qui fait fourche comme concept, procédé ironique qui joue et espère en l’intelligence du lecteur. Il faut voir derrière le langage, l’homme, le poète et son malheur, se réassurer du monde grâce à la vérité du poème, mais cette fois-ci touché par la grâce de la révélation. Oui, cette colère se véhicule de l’auteur au lecteur, fait signe.
On voit évidemment que l’auteur est encore le jouet de ces événements monstrueux, et de la torture dont il a été la victime. Et puisque je parle de victime, je voudrais dire que cette atteinte à l’intégrité psychique et psychologique de l’être humain conduit souvent la victime, justement, à développer un complexe d’infériorité. Mais là, Abdellatif Laâbi en sort vainqueur, car malgré tout il n’a pas été humilié, ou plutôt, le poème fait de lui un être supérieur qui transcende les catégories de bourreau et de martyr. Ainsi, avec des mots simples comme désespoir, sang, larmes, colère, solitude, le poète élève sa conscience vers des schèmes primordiaux et essentiels. Ce qui fait sans doute un élixir de paix, une œuvre qui répare.
– Alors comment devient-on
un monstre ?
– Dès l’instant
où l’on commet
son premier acte monstrueux
Et même dans l’activité du quotidien, dans les faits divers et les actualités qui souvent ne prennent pas place dans la poésie d’aujourd’hui, Abdellatif Laâbi n’hésite pas et fait entrer la brutalité des faits dans l’économie du poème. Et pas seulement pour dénoncer, mais aussi pour vaincre. Je conclurai en citant un poème de la section Le poème, comme il vientqui s’ouvre à un autre registre poétique que je n’ai pas souligné, mais qui permet de voir que le poète ne s’est pas enfermé dans la simple dénonciation, mais a fait preuve de créateur et nous ouvre à la vision d’un artiste fort et inquiet.
APPRÉHENSION
Ici
le soir ne tombe pas
Il se pose en douceur
pour ne pas trop faire sentir
le poids
de son propre écrasement
Bientôt
la nuit lâchera ses fauves
et dans mon sommeil
je me retrouverai
sans feu ni lieu
Didier Ayres
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