La rage entre les dents, Soeuf Elbadawi
La rage entre les dents, Un dhikri pour nos morts, 2013, 70 pages, 9 €
Ecrivain(s): Soeuf Elbadawi Edition: Vents d'ailleurs
Le kwasa kwasa… C’est quoi ça ? C’est une danse africaine très chaloupée.
Les kwasa kwasa, par métonymie, sont ces barques minuscules où embarquent au péril de leur vie chaque année des milliers d’habitants des îles comoriennes d’Anjouan et de Mohéli pour tenter de gagner clandestinement l’île voisine, Mayotte, ô mirage ! demeurée française après l’indépendance de l’archipel.
Le dhikri est la stance cadencée et lancinante qu’adresse à Allah le soufi en transe.
Quand un poète militant mêle en un long chant de révolte les transports que connotent ces trois référents, cela donne La rage entre les dents.
L’auteur, metteur en scène et comédien, exprime en une litanie de versets lyriques et déclamatoires, destinés à être dits sur une scène de théâtre, sa souffrance et celle de son peuple qui vit au quotidien la tragédie des kwasa kwasa sombrant dans l’océan en allant se heurter à cet autre mur de la honte qui le sépare de ses cousins mahorais :
« ce mur dont je vous parle Erigé en nos eaux par la lointaine République de Paris est le résultat d’une politique de désespérance remontant aux premiers émois de la colonie… ».
C’est ce cousinage entre insulaires que personnifie le personnage central, parti plein d’espoir sur un kwasa qu’une lame océane a fracassé contre le mur :
« cette nuit ils ont annoncé la mort d’un des miens
mon cousin happé par la vague broyé par les flots »
L’écriture, poétique, délivrée de toute forme de ponctuation, est toutefois jalonnée de part en part de majuscules pouvant constituer, avec les blancs qui marquent le découpage en versets de 6 à 10 lignes, des repères permettant de délimiter des groupes de souffle pour la diction ou des ensembles sémantiques pour la lecture.
Des phrases en shikomor (langue comorienne) ou des citations en arabe (celles-ci extraites du Coran) apparaissent brusquement au milieu du texte en français, sans séparation, sans traduction, comme si la langue héritée de la colonisation devenait ça et là incapable de traduire la montée en puissance récurrente du cri protestataire qui, lorsqu’il sort du tréfonds des tripes, n’est plus exprimable que dans la langue maternelle.
« j’ai donc repris le chapelet d’une main leste et droite pour entamer le dhikri de la dernière illusion ma rage entre les dents Le vaste monde tendant l’oreille sous les spots rallumés d’un écran satellitaire Une devinette en absolu se pose sur le fil de la haine distillée entre deux rives Upwa nuandu tsi nyangu wela djapizo Nasi rili djapizo Qui l’on couillonne dans le mépris s’enroule dans la soie du pauvre ».
La révolte tourne, comme l’annonce le titre, à la rage lorsque le poète engagé, enragé par son impuissance, s’adresse à l’ancienne puissance coloniale (dite la Puissance dévastatrice) qui impose toujours sa loi dans l’archipel, ou aux instances internationales que la tragédie comorienne laisse indifférentes, ou encore au Dieu en qui il a cru mais qui reste sourd à ses prières :
« quel crime avons-nous commis unhm Quel crime unhm pour mériter un tel sort Qu’Il nous le dise Lui qui est au-dessus de tout et qui sait tout Fabi ayyi aalaa’i Rwabbikuma tukadhibani Lequel des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous C’est écrit dans son Livre Je n’invente rien Qu’il nous dise alors Son silence sur les morts en kwasa est-il un bien ou un mal pour les oubliés du land of Loose ».
Voilà un livre poignant, incantatoire, qui incite le lecteur à rejoindre l’auteur dans le juste combat qu’il mène, dans l’ensemble de son œuvre, pour que les Comoriens, les Gens du boutre, retrouvent leur droit historique de circuler librement d’une île à l’autre de cet archipel dont l’ensemble constitue pour eux la terre ancestrale une et indivisible.
Rien ne fera taire Soeuf Elbadawi, il s’y engage, jusqu’à ce que sa voix fasse sauter le couvercle de plomb qui pèse sur l’incessant ballet dramatique des kwasa.
« la vérité sera scandée au péril de nos vies »
Patryck Froissart
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