La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)
La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas, octobre 2021, 242 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Un tout jeune homme, Henri Montfort, brillant étudiant, fils « de bonne famille » au visage d’ange, est retrouvé mort, allongé dans un décor bucolique rappelant celui du Dormeur du Val, avec, détail intrigant, de la cendre d’origine mystérieuse dans la bouche et dans la main droite. L’autopsie révèle que le décès est dû à l’ingestion d’un mélange de curare et de matières hautement toxiques très rares. Suicide ? Crime ? Mise en scène macabre d’un rituel sectaire ?
Le roman commence, juste avant la découverte du corps, par le récit du cauchemar qui agite en son sommeil un des personnages principaux, Juliette, détentrice aléatoire de pouvoirs divinatoires intermittents. Réveillée par le malaise qu’a provoqué en elle son rêve inachevé, Juliette « sait » que son cauchemar contient « une annonce, un péril imminent ». Mais lequel ? Il se trouve que Juliette est l’amie fidèle du commissaire Louis Gardeur, à qui est confiée la mission d’enquêter sur l’affaire.
Les deux amis résidant loin l’un de l’autre, une collaboration, à distance dans un premier temps, se met en œuvre, transformant certaines parties de la narration en roman épistolaire. Ailleurs nous sont donnés à lire des extraits du journal de ladite Juliette où elle consigne dans le temps de l’intrigue ses réflexions et ses intuitions sur les détails que lui révèle le commissaire. La découverte du journal de la victime, la lecture de celui de sa mère, et alternativement, de celui de Raphaël, le condisciple et ami intime du défunt, contribuent à tisser une toile énigmatique. L’alternance bien pensée des procédés narratifs et des voix, et la variation régulière de la distance de focalisation, loin de casser le rythme, le soutiennent efficacement.
Journal de Raphaël – 6 mai
J’ai raté une après-midi de cours. Aucune importance. Au bahut, même présent, je suis absent. Absent partout. J’en viens à me foutre de tout. La mort d’Henri me hante…
Comme dans tous les bons polars, leurs recherches entraînent les enquêteurs, parfois chacun de son côté, parfois de conserve, sur diverses pistes, dont le lecteur est amené, bon gré mal gré, à essayer de deviner si celle-ci ou celle-là sera la voie d’investigation qu’il faudra continuer à suivre vers une vérité qui semble s’éloigner à mesure qu’on croit s’en approcher.
C’est bien en la nature spécifique des milieux que traversent ces pistes que résident essentiellement l’originalité et l’intérêt culturel du roman. En effet, les itinéraires empruntés passent tantôt par les milieux universitaires dont fait partie Germont, l’un des premiers suspects potentiels, un brillant professeur de philosophie dont la victime était l’un des disciples parmi les plus passionnés, tantôt par l’évocation de la société cathare et la survivance ou la renaissance de ses règles morales/religieuses lorsque Gardeur découvre que le défunt Henri Montfort (dont le nom est évidemment lié à celui de Simon de Montfort, responsable implacable de la répression sanguinaire du mouvement hérétique) a assisté à certaines conférences semi-confidentielles au cours desquelles certains aspects du catharisme auraient été abordés.
Ainsi sont rapportés, au fil des rencontres que Gardeur est amené à faire, sans que la tension narrative en souffre, plus que des interrogatoires classiques, des entretiens courtois entre le commissaire et le professeur qui sont l’occasion pour les auteures de rappeler à leurs lecteurs l’essence de quelques grandes thèses et théories philosophiques (le courant nihiliste en particulier). Avec un ami ex-inspecteur à qui Gardeur a demandé d’analyser certaines citations du journal d’Henri, on fait une intrusion dans l’univers poétique de Lautréamont, dans la pensée hermétique des alchimistes, dans Les Demeures philosophales de Fulcanelli… et cetera.
Ainsi sont exposés, pesés, soupesés, supposés lors de rendez-vous que consent à accorder à Gardeur une certaine Sarah Wilson, spécialiste franco-américaine de l’histoire cathare, les liens occultes qui pourraient avoir été noués entre des néo-adeptes de la secte des Albigeois et des membres de cercles clandestins fréquentés par le jeune Montfort.
Peu à peu les nœuds se font et se serrent, les fils s’emmêlent, les pistes se brouillent, jusqu’au dénouement théâtral, magistralement amené, qui dévoile de manière forcément inattendue la relation jusque-là inédite qui existe, à leur insu, entre tous les protagonistes cités ci-dessus, et dont les éléments, enfouis pour certains dans un chapitre refoulé de leur passé lointain qui brusquement ressurgit, constituent la clé de l’énigme.
C’est fort bien construit, et l’ensemble instruit sans nuire au suspense.
Patryck Froissart
Isabelle Caplet et Simone Soulas sont artistes-peintres. La Racine ombreuse du mal est leur premier roman, dont le titre est emprunté au grand médiéviste René Nelli. Chacune d’elles a contribué par des textes à l’album de photographie de Jean Labitrie, Vibrations du réel.
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