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La prosodie rhizomique de Fatima Chbibane (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 09.04.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Fatima Chbibane Bennaçar : La Partition de ta vie, éditions Alfabarre, 2019

La prosodie rhizomique de Fatima Chbibane (par Mustapha Saha)

Le recueil de Fatima Chbibane, La Partition de ta vie, s’ouvre sur l’Afrique, le continent des origines, le continent des longs sommeils et des rêves vermeils, le continent des mille soleils et des merveilleux réveils. La terre-mère de l’humanité s’interpelle pour qu’elle reprenne dans ses bras ses enfants égarés, dispersés aux quatre coins de la planète, soumis aux servitudes volontaires et involontaires, promis, par leur funeste déracinement, aux fosses communes. « Où es-tu mon ange ? / Moi qui te rêvais colombe blanche / Je ne vois que des tombes étranges » (Fatima Chbibane).

Se profile le port de Tanger, l’irrésistible attraction du rocher noir. Tournent vautours autour des harragas, qui brûlent leurs papiers pour n’avoir que leurs corps à jeter aux flots de la liberté, qui s’entassent et s’écrasent dans les barques de fortune, qui s’ensorcèlent et s’endorment au chant de l’invisible Camarde. Luisent au clair de lune les destinées naufragées. L’Europe à portée de main s’évanouit dans son mirage. « Leur raison de vivre est en même temps leur raison de mourir » (Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe). Ils vivent et meurent d’illusions fatales. « S’effondrent les rêves / S’écroulent les liens avec fracas / Comme se brisent les arbres sans racines » (Fatima Chbibane) quand sombre la patera.

La Méditerranée mythique n’offre aux temps présents que ses chroniques dramatiques. La jeunesse sans terre s’engloutit dans les vagues insaisissables. La terre sans jeunesse s’abandonne aux vents de sable. Et pourtant l’exaltation poétique transperce la désespérance existentielle. S’éloignent de l’imaginaire les réalités démentielles. Scintillent, après l’orage et la colère, les lueurs d’espérance. Se recharge nostalgie de sémantique essentielle. Se réactivent les fragrances palpitantes. Se visualisent les couleurs envoûtantes. Se remémorent les rencontres providentielles. Se ravivent les félicités confidentielles. La culture ancestrale déroule ses beautés inclassables, ses magies impérissables, ses fascinations indéfinissables. La terre natale sublime à chaque visite les émotions anciennes.

Sous l’enchevêtrement des métaphores, le télescopage des images, l’entrecroisement des signes et des symboles, la poésie couve ses mystères. N’est-ce pas le seul langage qui recèle l’essence de la vie. Les mots se libèrent de leur sémantique, déplient leur singulière sémiotique, déploient sans entraves leur esthétique. Les mots se font chair magnétisante des ondes minérales, des pulsations végétales, des palpitations animales. La prosodie rhizomique se fait tour à tour forêt tropicale, plaine verdoyante, jungle lexicale, grotte flamboyante, configuration zodiacale, étoile tournoyante. S’entrelacent les mots-univers. Se transmutent les matières. S’abolissent les frontières. « La poésie est si essentiellement musicale qu’il n’y a pas de si belle pensée devant laquelle le poète ne recule si sa mélodie ne s’y trouve pas » (Alfred de Musset, Le Poète déchu).

La muse insuffle ses fulgurations. Le poète n’est que le messager de ses illuminations, le scribe traversé d’émissions cosmiques, le sorcier secoué de radiations telluriques. Ses visions débordent sa conscience. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Arthur Rimbaud, Lettre du voyant au poète Paul Demeny le 15 mai 1871). Demander au poète des explications sur ses compositions relève de l’absurde. « Le poète est semblable au prince des nuées. Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » (Charles Baudelaire, L’Albatros, 1861). Fatima Chbibane reconnaît avoir dessaisi la nuit de ses étoiles, la lune de son voile, le soleil de sa chaleur, l’aurore de ses lueurs, la terre de ses fleurs, la mer de ses lames, le brasier de sa flamme pour donner corps à ses poèmes.

L’amour se fraie dans la poésie ses charmilles inconcevables. L’anaphore « sans toi » décrit la passion amoureuse par sa privation malheureuse : « Sans toi, je ne pourrais épouser / Dans l’étreinte du temps / que le fantôme de l’oubli ». « Quand ne me vient de toi que silence / Mon corps usé se dissout / Dans le frisson des nuits froides ». L’amour se clame et se déclame par antithèse, par antiphrase, par hantise de la solitude. Passent sans laisser de trace les tentations légères, les attirances passagères, les ferveurs mensongères. S’éteignent aussi vite qu’elles s’allument l’étincelle flottante, la brûlure excitante, la fougue déroutante. Demeure le désir sous braise évanescente et la pudique attente d’une offrande érotique. Certains poèmes semblent faire écho aux Chimères de Gérard de Nerval (El Desdichado, 1854) : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie / Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la mélancolie ».

L’essentiel du recueil de Fatima Chbibane est consacré à l’amour. Je lis et relis ses poèmes oxymoriques. Se présente à mon esprit une description de Blaise Cendrars que je m’empresse d’adapter. L’amour, ces cris, ces plaintes, ces alarmes, ces angoisses, ces souffrances, ces  inquiétudes, ces absences, ces fuites, ces retrouvailles, ces susceptibilités, ces humeurs, ces rêvasseries, ces enfantillages, ces candeurs, ces scrupules, ces superstitions, ces fétichismes, ces supplices, ces calvaires, ces crises, ces délires, ces chutes, ces prostrations, ces abdications, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, ces hésitations, ces tremblements, ces rechutes, ces troubles, ces rages, ces orages, ces ravages, ces inhibitions, ces néantisations, ces atonies, ces épuisements, ces vides, ces sécheresses, ces effusions, ces adorations, ces idolâtries, ces mysticismes, ces inassouvissements, ces errances, ces mélancolies, ces apathies, ces doutes, ces incertitudes, ces désespoirs, ces stigmates… (d’après Blaise Cendrars, Moravagine, éd. Grasset, 1956). « Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible. Homme, tu n’es qu’un songe rapide, un rêve douloureux, tu n’existes que par le malheur, tu n’es quelque chose que par la tristesse de ton âme et l’éternelle mélancolie de ta pensée » (François-René de Chateaubriand, Atala, 1801).

Quand elle n’est pas éblouissance, incandescence, pénétrante prémonition, la lyre est réminiscence, mémoire indélébile d’une divine phosphorescence. « Le poète se souvient de l’avenir » (Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, 1953). Le poète est sans conteste un être quantique, fluidique, anamnésique. Ses connaissances tracent, par intermittence, leur intense luminescence. Le miracle artistique n’est-il pas de transfigurer les choses ordinaires en émotions extraordinaires ? Se retrouve le ressort caché du romantisme, la transformation des vapeurs nostalgiques, des brumailles dérélictives, des torpeurs sidératives en musique régénérative. La mélancolie n’est-elle pas ce temps suspendu où l’âme meurtrie surmonte sa douleur dans une rêverie philosophique ? « Les angoisses cruelles, les luttes poignantes, les larmes amères ont fait place en moi à une compagne bien chère, la pâle et douce mélancolie » (Alfred de Musset à George Sand, du 23 août 1834). Car, « ce qui touche jusqu’aux larmes ceux qui assistent à ce spectacle, c’est le regard de joie extatique qu’une belle jeune femme jette à son mari. On y ressent toute la mélancolie de l’automne, tant à cause de l’immensité qu’à cause de la périssabilité du bonheur humain » (Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain). Comme le rappelle Chamfort (Maximes et Pensées), la lucidité condamne le poète et le philosophe à la morosité « parce que leur goût les portent à l’observation de la société, étude qui afflige constamment le cœur, et parce que leur talent n’étant jamais récompensé, heureux même s’il n’est pas puni, cette affliction ne fait que redoubler leur penchant à la mélancolie ».

 

Mustapha Saha

 

Fatima Chbibane Bennaçar : La Partition de ta vie, éditions Alfabarre, 2019.

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A propos du rédacteur

Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.