La présence et les machines
À propos Des Laines qui éclairent de Pascal Commère, Obsidiane et Le temps qu’il fait, 2012, 28 €
« Visible dans le mot – invisible »
P. Commère
Pour la deuxième fois en peu de temps – avec un premier article pour la revue Décharge –, je suis à ma page pour explorer le livre substantiel que Pascal Commère a publié en 2012, et qui représente une partie importante de l’œuvre poétique de l’auteur.
Je ne voudrais pas ici développer une étude de type académique, car j’aimerais rester avec ce livre comme un passant, une personne qui déambule et qui vagabonde – ce qui est difficile à l’universitaire ou au scientifique à cause des références nécessaires à l’écriture d’un mémoire (qui serait sans doute utile dans pareil cas). Je préfère y accéder comme un curieux et non comme un érudit.
Cela dit, je crois qu’il n’est pas inutile d’employer ici les mots de passant et de personne, car c’est l’une des entrées possibles dans cette anthologie poétique qui regroupe des textes écrits entre 1978 et 2009, pour accentuer cette dissertation sur la présence. Oui, car il s’agit bien pour l’heure d’un face à face, et pour ce qui me concerne la possibilité de vaguer dans un univers poétique en mouvement et ouvert, comme on l’est dans une promenade. Ou encore comme on est ami avec un journalier.
Dans ce livre à la couverture ocre, deux choses sont frappantes. Tout d’abord l’effacement du poète devant sa poésie, sa disparition comme « je », l’abrasion de la personne nominale ou presque. Le « je » n’est pas là, ne se met pas en scène, se retire, disparaît, se soustrait au regard pour être sans « moi-même », sans affirmation d’une identité. Or, on sait que le « je » est un enjeu dans les questions phénoménologiques, et déborde souvent dans le champ d’investigation de la philosophie – au moins depuis Hegel – et passant par Heidegger on peut remonter jusqu’à Parménide et son « je suis-je ». Ce qui laisse entendre l’identité comme médiate, sujette à une forme de tiers. Donc dire « je » c’est se manifester à soi de soi-même, où l’on souligne l’importance du même qui oblige à une duplication au moins spéculaire.
Donc, une disparition, une absence de soi, une absence à soi, et donc un effet d’ouverture, de disponibilité, à la fois modeste et grande. Que laisse voir cette absence ? Un peu de la vie du poète, c’est évident : la campagne, le temps qui passe, à travers les saisons qui sont déterminantes en matière agricole d’ailleurs ; l’époque aussi avec ses chantiers de câblage où l’on se voit heurté par le monde des autoroutes de l’information ; la très ancestrale présence des animaux domestiques dans ce pays où l’on peut reconnaître les paysages de la Côte d’Or. Seuls quelques personnages vont, souvent à leur travail, comme par exemple des ouvriers agricoles sur des mobylettes ou l’auteur lui-même sur un vélocipède jaune. Mais venons-en à notre deuxième terme d’analyse.
« TELECOMMUNICATION
Casqués, les mains nues – mais gantées, serviteurs
d’un matériel sophistiqué, armés
de talkie-walkies sur la gadoue, sans nulle
machinerie lourde : agents de quel chantier mobile… »
Machine donc, machines du désir chez Gilles Deleuze, figures motorisées et mouvantes, figures d’une sorte de rêve poétique où l’aplanissement du sujet comme sujet laisse comprendre que l’on est dans le poème comme dans une sorte de rêve. Donc dans l’économie du désir. Et cela avec tantôt une forme de gaieté, et ailleurs ou plus loin dans de petits drames coutumiers. On trouve refuge dans la poésie des herbes et de l’énigme, dans le théâtre de la boue et des pissenlits, dans les petits malheurs ordinaires. On pense aussi parfois, moralement, à celui qui cueille des épis un jour de sabbat, comme dans le Nouveau Testament.
Absence de « je » comme sujet dominant, évocation des machines, mais dans quel but ? Simplement, pour le mouvement qui, je crois, est la principale activité du poète dans son poème, l’idée d’un mouvement – comme celui en trois temps de l’identité hegélienne – et l’impression de fluage, de dilatation. Donc une offre faite au lecteur, qui reprend sa propre inquiétude et s’en défait ce faisant, qui abandonne la construction égoïste du moi pour se diluer dans des herbes anthropomorphes, dans le trajet rouge d’un motocycle au loin, la présence d’une sorte de pays heureux et cependant inquiétant, juste plongé dans ce qu’il faut d’étrangeté. Donc, un moment d’expansion heurtée, par un style complexe parfois, mais qui donne à voir la formidable difficulté d’appréhender autant la moissonneuse-batteuse-lieuse qu’un bateau remontant vers des eaux noires.
On se dépersonnalise dans ce sens, pour se rendre perméable au monde ambiant, à ce pays qui est tout à fait ancestral, et tout autant que poétique si l’on songe aux Géorgiques, par exemple.
« VERS L’EAU NOIRE
Au mur d’une chambre une lampe allumée
près d’une image – ses yeux bleus, l’éclusière
poussait de son ventre le levier des vannes.
Derrière, les prés – bêtes un peu blanches, et
tout près un canal. Un bateau dans septembre
remontant vers l’eau noire ».
Cela me permet de conclure en comparant le registre de la peinture et de la poésie. Pour ce faire, remémorons-nous L’Ecluse de Vincent Van Gogh par exemple, quand je retrouve encore parmi d’autres poèmes, des ciels d’orage que l’on voit par temps mauvais sur les chaumes, admirablement peints par le fameux hollandais. Et en ce sens, on devient soi-même poète, inventeur d’images.
Didier Ayres
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