La Poupée, Ismail Kadaré
La Poupée, mars 2015, traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, 155 pages, 16 €
Ecrivain(s): Ismail Kadaré Edition: Fayard
En recréant par petites touches, à partir de bribes de souvenirs personnels, de vieilles photos et d’éléments anecdotiques révélés par les uns et les autres, l’existence de sa mère, surnommée La Poupée dans toute la famille, décédée en 1999, Ismail Kadaré, auteur narrateur, plonge le lecteur dans l’intimité d’une famille albanaise, sa famille, dans le contexte historique particulier qui a marqué ce pays durant les deux derniers tiers du siècle dernier.
L’existence de La Poupée, tout comme celle des jeunes années de l’auteur, est profondément, émotionnellement, sentimentalement liée à celle de la grande maison familiale du clan Kadaré de Gjirokastër, jamais achevée, plutôt en cours de décrépitude, où, fraîchement épousée à l’âge de dix-sept ans, la jeune Madame Kadaré se retrouve brusquement transplantée et avec laquelle, d’entrée, elle entretient une relation de rejet, parallèlement aux rapports d’hostilité permanente qui marquent sa cohabitation avec sa belle-mère.
Les maisons telles que la nôtre semblaient comme construites à dessein pour perpétuer l’hostilité et les quiproquos…
Si La Poupée, avec le soutien ostensible de son mari (soutien qui fait scandale parce qu’en contravention flagrante avec la tradition), marque régulièrement des points dans son combat quotidien contre sa belle-mère, elle développe au cours des années un complexe profond d’infériorité intellectuelle vis-à-vis de son entourage, vit avec angoisse la passion de son fils pour les livres et la littérature, et considère avec une inquiétude croissante le parcours scolaire, puis universitaire, puis littéraire d’Ismail comme la voie qui le détournera un jour définitivement d’elle.
Elle avait entendu dire que les garçons, lorsqu’ils devenaient célèbres, changeaient de mère…
Elle finit par avouer son tourment à son fils dans un langage qu’elle essaie maladroitement, croyant devoir se hausser au niveau intellectuel de ce dernier, d’inscrire dans un registre soutenu.
A présent que tu es « notorié », tu ne songes pas à me « négationner », n’est-ce pas ?
Et le narrateur de reconnaître, face à certaines situations, la naïveté de sa mère.
Peut-être que, plus que le fils d’une mère, j’avais le sentiment d’être le rejeton d’une jeune fille de dix-sept ans dont le développement se serait soudain trouvé suspendu.
Au fil des épisodes intimes, plus ou moins amusants mais toujours émouvants de la vie de famille, l’auteur évoque sa passion pour l’écriture, la vocation, la gestation, la naissance et l’évolution de son métier d’écrivain, parcours qu’il entremêle avec la forte relation d’amour filial, parfois tendrement conflictuelle, qui le lie à La Poupée.
C’est là l’opportunité pour le créateur de pratiquer une fort intéressante analyse, en les réinscrivant dans les contextes familiaux, politiques, sociaux, historiques, sentimentaux de leur genèse, de ses créations littéraires, et de leur plus ou moins grande importance, de leur plus ou moins grande notoriété, de leur plus ou moins grande incidence sur la vie même de leur auteur en une sorte de méta-communication ou de ce qu’on pourrait peut-être appeler un exemple remarquable de méta-narration.
Finalement, sans m’attarder davantage en remords, par un soir de grand froid moscovite, sur la feuille blanche, j’inscrivis mon nom, suivi du mot « roman ».
Ce retour sur création n’est pas exempt, ce qui en renforce l’intérêt, de considérations moqueuses, en forme d’autocritique, sur le sentiment de supériorité qui peut animer tout artiste en herbe possédé par la volonté effrénée de « réussir » et par la certitude d’être reconnu un jour comme le génie qu’il croit être, comme l’a chanté Aznavour (Je m’voyais déjà).
Dans mon désir forcené d’écrire des œuvres hors du commun, je m’étais attaqué à celle que j’avais intitulée « Voici la victoire », texte qu’à la différence de tout autre roman jamais écrit de main d’homme et que, désireux de signifier à quel point j’étais inimitable et sans égal, j’avais résolu d’écrire à l’envers, en commençant par la fin.
A un autre niveau narratif, apparaît, toujours par touches anecdotiques, le combat militant d’Ismail, devenu adulte, contre le régime dictatorial instauré par Enver Hoxha, avec ses conséquences (perquisitions, menaces, confiscations, clandestinité puis exil) sur le climat de la cellule familiale qui a quitté la grande maison de Gjirokastër pour un appartement dans la capitale.
Les perquisiteurs avaient ouvert à deux battants la première bibliothèque. La Poupée n’en crut pas ses yeux : ils ressortaient les dossiers contenant mes manuscrits. Elle avait toujours pensé que tout pouvait advenir, hormis ce qui était en train de se produire sous ses yeux.
L’ensemble constitue, sur 150 pages, un récit intro et rétrospectif, une promenade dans un univers intime, parfois délicieusement impudique, qui s’effectue un peu à la manière des Essais de Montaigne, en compagnie d’un auteur qui se confie au lecteur comme à un ami proche.
Patryck Froissart
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