La Porte de la mer, Youcef Zirem
La Porte de la mer, éd. Intervalles, juin 2016, 141 pages, 16 €
Ecrivain(s): Youcef Zirem
Les miracles de la résilience
A peine entame-t-on la lecture de La porte de la mer, le dernier roman de Youcef Zirem, qu’une onde de choc parcourt notre corps et soulève notre cœur. Le malaise ! L’horreur ! Une scène de violence extrême nous prend à la gorge et masque notre vue. Dans un lieu reculé, loin de la ville et de sa foule terrorisée par la violence qui s’est enracinée dans la vie quotidienne de tout-e un-e chacun-e, une jeune femme est violée par son père ! Quelques années plus tard, Amina, la protagoniste de cette histoire qui nous montre une société sous les feux de la violence, de la répression et de la terreur, raconte : « J’étais presque hypnotisée et ne lui opposai aucune résistance. Il me fit allonger sur l’herbe sèche et se retrouva sur moi. Au bout de quelques minutes, Il poussa un affreux cri de jouissance et je sentis couler le sang dégagé par mon hymen ».
Qu’est ce qui a motivé l’action de ce père qui s’est enlisé dans les sables mouvants de l’intégrisme religieux ? Comment cet homme jadis aimant avec sa femme, tendre et protecteur à l’égard de ses enfants est-il devenu le violeur de sa propre fille ? Que se passa-t-il après le viol ? La pauvre fille meurtrie dans sa chair, s’est-elle remise du traumatisme de cette violence intra-familiale qui habituellement est reléguée dans la sphère du non-dit et du tabou ? Est-elle parvenue à se reconstruire dans « la grande furie d’Alger », « ce territoire de haine et de mensonge » où « le conflit armé prenait des proportions alarmantes » ? A-t-elle gardé l’enfant qui est à la fois son fils et son frère ?
La Porte de la Mer est un roman qui mêle l’espoir au désespoir. Il nous propulse en Algérie et nous entraîne en pleine décennie noire. C’est le temps de la guerre civile, cette période où tout est sens dessus-dessous ; où la violence sévit ; la colère gronde ; les hommes tuent ; le peuple se meurt, et les femmes – surtout les femmes – payent le lourd tribut. Et dans cette ambiance de perte de repères et de chaos, la priorité va à la survie car il faut vivre coûte que coûte, par n’importe quels moyens ; l’important étant de ne pas tomber sous les balles assassines ; l’urgence est de se frayer son propre chemin pour ne pas succomber à la folie qui guette sous l’œil bienveillant de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, protègent, légitiment et engraissent les terroristes. Car « l’impunité était garantie pour ces tueurs qui savaient à l’avance, que plus tard, une amnésie serait décrétée et effacerait à jamais leurs méfaits », raconte Amina avec beaucoup d’amertume.
De malheurs en malheurs, d’échecs en échecs, de péripéties en péripéties, de déceptions en déceptions, meurtrissure après meurtrissure, Amina nous livre les affres de son histoire familiale et personnelle qu’elle mêle et entremêle à l’histoire de son pays. A travers son histoire tragique, elle nous fait vivre le climat délétère, violent et invivable de la décennie noire, à Alger, et du Printemps noir, en Kabylie. De page en page, Amina, cette femme de toutes les tragédies et de tous les combats, nous livre, sans concession aucune, ses révélations intimes et ses critiques ; elle parle d’elle, des affaires louches de son père et de son pouvoir de nuisance, de sa défunte mère, de ses frères orphelins, de son frère assassiné par l’armée lors d’une manifestation en Kabylie ; elle observe, constate, analyse, dit, dénonce. Cette mise à nu de soi, sa dénonciation des travers de sa société la fait émerger comme un témoin précieux ; comme une être-mémoire ; comme une femme-courage ; comme une critique acerbe d’une société dans laquelle elle végète ; une société où il n’y « avait que la violence qui imposait sa propre loi » ; une société qui asservit ses femmes ; un pays qui sous prétexte de la réconciliation (concorde civile) glorifie les assassins qui ont mis le pays à feu et à sang ; un pays gouverné par un pouvoir qui tire à coups de balles réelles sur des enfants qui revendiquent le droit à leur langue et à leur culture longtemps niées et interdites par le pouvoir en place pendant que les terroristes qui ont pillé, détruit et tué des âmes innocentes, ont le privilège de bénéficier d’une amnistie. Pouvoir assassin ?
Mère célibataire, prostituée devenue enseignante de langue française, femme battante et combattante, Amina est le prétexte par lequel Youcef Zirem, l’auteur de ce roman structuré en deux haltes, dit les déchirures d’un pays qui s’est enlisé dans la haine. Par le biais d’une langue franche et sincère, il lève le voile sur des sujets tabous tels que l’inceste, la prostitution, la complicité du pouvoir avec les terroristes… A travers cette histoire sur fond de faits réels, l’auteur nous dit le désespoir d’une jeunesse blessée, perdue, livrée à elle-même ; « une génération sans espoir, une génération qui se disait déjà morte et qui aspirait à quitter cet enfer… », fait remarquer, à juste titre, Amina qui observe ses ami-e-s vivoter autour d’elle.
Mais si le pays et les hommes et les femmes qui y vivent ont sombré dans le désespoir, Amina émerge plutôt comme un personnage résilient. Malgré ses échecs et ses traumatismes, elle est décrite comme une femme qui a pu et a su surmonter ses difficultés et panser ses blessures. Si le roman ouvre sur une scène de violence, sa fin suggère plutôt une note d’espoir et d’optimisme qui vient faire écho au titre, La porte de la mer, deux vocables qui évoquent une voie, une issue, l’ouverture sur l’inconnu, l’inattendu, l’imprévisible.
Ne plus être prisonnière du passé ! Ne plus se laisser faire ! Ne plus dépendre des autres ! Compter sur soi ! Aller de l’avant ! Se reconstruire ! Tel est le vœu de Amina, cette femme résiliente qui nous touche par son authenticité et dont l’histoire personnelle nous émeut jusqu’aux larmes. Alors qu’elle vient d’être quittée par l’homme qu’elle aime, Amina prend conscience de sa force et de sa détermination de poursuivre le combat :
« En me quittant, Michel avait ouvert la porte de la mer de ma vie intérieure, il m’avait rendue définitivement à moi-même, à ces multiples combats que j’avais encore à mener, dans mon pays. J’avais désormais toutes les forces pour mener ces batailles en espérant, un jour, changer les esprits », dit-elle avec beaucoup d’assurance.
Nadia Agsous
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