La pointe du couteau, Gérard Chaliand
La pointe du couteau, 460 p. 21,50 €
Ecrivain(s): Gérard Chaliand Edition: Robert LaffontL’Histoire à portée de main. Découvrir, les yeux derrière l’épaule de Gérard Chaliand, l’histoire et la culture des autres peuples, suivre les évènements fondateurs des luttes de libération. C’est dès son plus jeune âge que Gérard Chaliand a décidé un jour de vivre libre et surtout de découvrir le monde : « j’avais lu Cendrars et je voulais réaliser mes rêves coûte que coûte ». Il y a alors chez l’auteur ce savoureux mélange de poésie et de courage guerrier qui le pousse à partir, rebondir d’un point à l’autre, souvent dans des situations périlleuses mais sur lesquelles il semble toujours glisser avec une grande agilité. C’est en marchant qu’il découvre qu’il est fait pour sillonner la terre : « J’ai longtemps pensé que rien ne me destinait à la vie que j’ai menée, tout, au contraire, m’y préparait ».
Il partit alors le plus léger possible et toujours dans une grande précarité financière aux quatre coins des continents. Algérie, Allemagne, Venise, Grèce, Egypte, Espagne, Turquie, Inde en stop, Iran, le Pakistan, les Etats-Unis, le Mexique et Cuba, la Guinée, la Syrie, la Jordanie, Bagdad, Beyrouth et Israël, Cap-Vert, la Chine, la Côte d’Ivoire, le Japon, Moscou, l’Afrique du sud. Une vie à observer les autres hommes en lutte, observation active voire périlleuse quand il s’agit de rejoindre la clandestinité de soutien au FLN en Algérie, le Vietnam sous les bombes, les FARC en Colombie, la lutte armée en Erythrée. Dans ces périples, la plume de G. Chaliand est libre d’idéologies et de doctrines.
C’est lui qui tirera de ses enquêtes pratiques des conclusions jamais systématiques, et souvent confirmées par le temps dans diverses revues comme Partisans, revue du tiers-mondisme, Révolution africaine fondée sur proposition de Jacques Verges, le Monde diplomatique, ou lorsqu’il est convié à donner des conférences. Il se montre capable d’un regard critique et impartial aussi bien sur le socialisme en Algérie, l’organisation de la résistance palestinienne, que sur la capacité réelle de la lutte armée en Amérique latine quand certains comme Régis Debray et G-M. Mattéï pensaient à l’époque à un succès possible. Cette indépendance se poursuit jusqu’au refus en France de sa thèse Les Mythes révolutionnaires du Tiers-monde, alors qu’elle sera accueillie aux Etats-Unis, jusqu’à N. Chomsky qui la qualifiera d’étude inégalée. Le regard lucide mais point désabusé, G. Chaliand a observé les rapports de pouvoirs, les luttes armées au sujet desquelles il a pu créé le concept de terrorisme publicitaire, il montre comment les victimes peuvent aussi devenir les bourreaux. L’observation concrète montre qu’il faut désacraliser le nationalisme « qui n’est beau qu’opprimé », que les interactions d’intérêts sont telles qu’il faut « démanichéiser », déconstruire les utopies et les idéologies. Si l’auteur constate que la domination est l’essence du politique et menace constamment l’objectif socialiste, il appelle alors à délaisser les rêves pour lutter et se donner les moyens et les formes institutionnelles de réduire les rapports de force à tous les niveaux.
Nous voyageons parmi de nombreuses cultures que l’auteur nous décrit avec précision et savoir. G. Chaliand se donne pour seul impératif de se décentrer de son point de vue, de son pays, son histoire, afin de ne pas sombrer dans un provincialisme ignorant de lui-même. « Je m’ennuyais natal pour paraphraser Jules Laforgue », et l’ennui de soi le pousse à connaître les autres avec une totale absence d’attendus ou d’a priori. Mais l’aventure auprès des autres mène aussi à la découverte de soi dans les nuits solitaires du voyage et dans la résistance physique et psychique. Sa mémoire ne peut se passer d’évoquer l’amour et l’abandon sensuel qu’il nous fait partager au gré de sa vie mouvementée comme autant de parenthèses colorées et intimes. Les amitiés de voyage ou de lutte occupent aussi une grande place pour Gérard Chaliand, ainsi nous offre-t-il ses rencontres de passage ou de toujours. Défilent beaucoup de visages, connus ou anonymes, qu’ils soient travailleurs, intellectuels, militants, soldats, ou dirigeants politiques.
Un apprentissage du monde donc. Le voyage, l’amour, la politique, l’amitié, la poésie et le courage parlent d’une seule et même voix.
Sophie Galabru
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