La poésie est sur la table, Denise Le Dantec (par Marie-Hélène Prouteau)
La poésie est sur la table, Denise Le Dantec, éditions Unicité, 2023, 170 pages, 15 €
Ecrivain(s): Denise Le Dantec Edition: UnicitéDepuis plus de cinquante ans la poète Denise Le Dantec a composé une œuvre novatrice, inclassable, publiée chez : Flammarion, Stock, La Part commune, L’Herbe qui tremble, Le Silence qui roule, Tarabuste, les éditions des Instants, Unicité, entre autres. Celle qui fut liée à des poètes, tels Michel Leiris, Salah Stétié, Guillevic, Claude Roy, livre ici un très beau recueil aux éditions Unicité dans la Collection Brumes & Lanternes, dirigée par l’écrivain Éric Poindron.
Tous à la table de la poésie ! Le titre du recueil, les trois épigraphes, l’une de Suzanne Doppelt, « Le monde est une table », celle de Jack Spicer, poète américain de la Beat generation, celle aussi d’un extrait des Vedas, placent au cœur du recueil l’évocation de la nourriture, réelle ou symbolique. La jouissance des mets et des breuvages rejoint ici la symbolique poétique en une sorte de métaphore filée. Les cent cinquante-neuf poèmes du recueil, d’une extrême variété de formes, allant d’illuminations, de souvenirs d’enfance à des poèmes de réflexion poétologique se trouvent unis par la thématique de la nourriture. Défilent de drôles de mets, confiture achetée dans « une laverie automatique », salade fattouche, asperges peintes par Édouard Manet, vareniki d’Ukraine et boissons de même acabit, des quatre coins du monde :
« C’est quoi une buée de roses
Une tête de violon, un vareniki ? »
« Nous sommes des mangeurs sidéraux. LA POÉSIE EST SUR LA TABLE », lance la poète dans une formule percutante. Et nous lecteurs, nous devenons les commensaux conviés à cet étrange festin. Car Denise Le Dantec tient table d’hôte, généreuse, ouverte, placée autant dans le réel que dans la culture. Voici la poète en grande dispensatrice. « Je voudrais composer une table/avec des fonds de glace flottante/dans des verres de Campari ». Est-ce une belle table flamande comme dans ce vers : « La cuisine est une émeute de pots et de cuillers » ? Est-ce simplement « un panier-repas » concocté pour les âmes fantômes d’une nekuia imaginaire ? Ou une scène surréaliste, « La lune s’épluchait comme un fruit » ? Est-ce bouquets de fleurs qui rayonnent dans l’anaphore « à perte de vue fleurs de phacélie ».
On devine que ce qui s’échange est bien plus que des aliments, des chairs ou des breuvages. C’est la magie même de la poésie. C’est véritablement d’un rapport au monde qu’il est question : il s’agit de manger la vie, avec avidité, dans un puissant vitalisme, tactile et sensible.
Ainsi cette grande tablée d’univers déploie-t-elle l’image métaphorique du don, de ce rituel du cœur qu’est la poésie pour Denise Le Dantec. « Tu es à l’écoute du multiple », écrit-elle dans un des poèmes. Éloge du multiple, de la prise en compte directe de la vie, de la beauté du monde comme de son inhumanité, parfois. Tout embrasser, tout absorber, tout offrir de la langue et de la vie. Denise Le Dantec cultive chaleureusement une universelle générosité en un désir fou de partage : « Tu offres à tes rêves des noms de chevaux sauvages ».
La visée poétique, c’est « la fête du don », écrit-elle ici. Une fête totale, où se régalent tous les sens et qu’accompagnent des musiques et des danses : « Et toi, ma Salomé chérie, danses-tu ta vie ? ». Il y a dans cette exubérance flamboyante quelque chose de ce que Jean Starobinski nomme la « largesse ». Une profusion qui fait basculer du côté du merveilleux et du conte de fées. Ce foisonnement vise ce que la poète nomme « la pure jouissance du signifiant ». Cuisiner, donner, partager la poésie. Le poème opère un éblouissant simultanéisme qui fait se télescoper Aristote et son traité du miel, Beckett et « les oiseaux [qui]ressemblent à des migrants ». En un imprévisible tourbillon on passe de l’ange de l’Histoire de Walter Benjamin aux signes jubilatoires du jazz, « Saxophone Parker/ Trombone Ellington/ Trompette Gillespie ». Le lecteur a à peine le temps de reprendre haleine tant le transporte un télescopage charnel et spirituel.
Souvent, le réel et l’Histoire font effraction chez Denise Le Dantec avec des références précises, réalistes, telles « le perce-neige dans la Kolyma enneigée », « Charonne le 8 février 1962 », « la fumeuse de crack à La Chapelle », qui dessinent une trouée insolite au beau milieu de la danse de Salomé ou du Réveil des oiseaux de Messien.
Dans ce poème d’invitation à dévorer le monde en poésie, tout est à disposition. Des poèmes courts, à peine plus longs qu’un haïku. D’autres composés en une seule et longue anaphore. Des vers libres, des listes en forme de coq-à-l’âne, des flashs d’écriture automatique, des devinettes et des sortes de fatrasie. Rien de pesant, de convenu dans ce rythme véritablement déferlant. L’érudition se fait « gai savoir », comme je l’ai écrit dans un article sur un autre recueil de la poète. Le lecteur sait-il ce qu’est « Elodia hupehensis » ? Non, mais peu importe. Il se laisse surprendre dans ce jeu des signifiants et porter intuitivement par les mots vers « l’arbre à miel ».
Les poèmes sont ainsi des tremplins vers le rêve et l’émerveillement. C’est chez Rimbaud, si présent en ces pages avec « sa plus haute tour » et ses « brèches opéradiques », qu’habite la poète en robe noire :
« j’enfile la robe en lin noir
une paillette sur ma chaussure
– puis-je saisir le code et chanter ?
je bois de l’amnita
je souffle l’asclépiade
je caresse la joue d’un moineau
j’habite la plus haute tour »
Voici un recueil qui vibre d’une belle polyphonie verbale et humaine. On se laisse prendre, surprendre à cette poésie de l’égarement. « La route du poème est déroutante » écrit Denise Le Dantec. Oui, une route n’emmenant jamais où on l’attend, éminemment insolite. Ce pari de l’imprévisible fait l’enchantement du lecteur.
Marie-Hélène Prouteau
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