La poésie de Werner Lambersy (par Murielle Compère-Demarcy)
La poésie de Werner Lambersy est chant épique. Résistance et tentative de sauvegarder le « chant perdu ». Comment continuer de recharger la force de frappe poétique des mots ? Le chant augural, fondateur, ouvrait des perspectives de lignes hautes où l’horizon s’offrait dans le champ infini des possibles. Mais à présent que « l’épopée est morte » et que « nous ne sommes plus à la hauteur » de nous hisser à la grandeur terrible et splendide de dieux et de défis qui nous transcendaient, où allons-nous puiser « la dimension d’âme nécessaire » à la réalisation des exploits (littéralement « hauts faits ») qui devraient pour la motiver animer nos existences d’errants voyageurs en quête d’un Graal authentique, audacieux, courageux, opiniâtrement recherché ? La poésie de Werner Lambersy, vaste chant épique déroulé en une bibliothèque vivante, nous console en nous apportant la preuve par les mots que l’épopée, si elle se meurt, n’est pas tout à fait morte. Comme Ulysse revint vers Ithaque recommencer l’ambitieuse volonté des départs, le poète déroule et reformule incessamment la lumière du Verbe pour coudre, de sa tisserande parole poétique, le métier de vivre ; d’écrire ; d’exister. Écrire l’acmé de l’écume depuis les Lignes de fond, leurs lames, jusqu’aux crêtes du vertige et des ressacs renouvelés dans chaque retour, tel est le défi incessamment porté par le poète. Mais encore faut-il, pour que le retour en éternel recommencement s’exécute, que l’aller veuille s’amorcer, que les Hommes désirent retrouver l’élan des quêtes audacieuses et ambitieuses, humanistes.
« Il faudrait pour cela retrouver l’ambitieuse volonté des débuts,
l’innocence de prendre, de donner, de relancer, de conquérir,
fût-ce au prix de la défaire, l’élan des titans alliés aux humains
minuscules sous peine d’extinction ; nos usines, nos engins
voulaient nous apporter l’empire, mais à leurs pieds, nous
sommes restés ce que nous sommes et nous continuons de tuer… »
Chant épique, l’œuvre de Werner Lambersy puise sa profondeur et son envergure dans le ciel éternel des grands auteurs (Homère, Montaigne, Bernard Noël à qui est dédié Vie et mort du sentiment étrange d’être dieu, …) en inversant la perspective, en redonnant du sens à notre itinérance existentielle. En exergue de son anthologie personnelle éditée chez Actes sud et dont le titre condense en sa formulation la dimension viscéralement spirituelle et poétique de l’œuvre lambersienne : L’éternité est un battement de cils, le poète cite ainsi Michel Cassé : « Certains voient des choses dans le ciel, nous, nous voyons du ciel dans les choses ». Renversement du point de vue d’où s’expérimentent la vie, le monde, les êtres, les choses, sur le terrain d’un réel alité, d’une réalité minée, dont le poète se fait l’auteur, le médiateur, l’observateur « impitoyable », le voyageur, lui l’arpenteur, ici, maintenant, d’un ailleurs jubilatoire interprétant par son poète « le chant de l’être et les danses du rythme ».
Le poète Werner Lambersy dans Coimbra ou L’antiphonaire d’Orphée rend la vue aux aveugles que nous sommes devenus plus douloureusement aujourd’hui encore que jadis, par le constat qu’il dresse de notre monde mutilé par « une absence d’œil » sous la paupière, d’un monde mercantile où « la parole sans miracle » a encore de beaux jours devant elle pour poursuivre l’effondrement de ses fondations, l’extinction de ses partitions. Mais, le Poème révèle ce dont nous nous sommes dépossédés, la rose de vie, incarnation de nos souffles printaniers, des épines blessant nos rives toujours chancelantes au bord du gouffre et du ciel. Mais, la vigie du poète ne faiblit pas, poursuivant de parchemins en palimpsestes palpitant dans les archives de l’âme, le « rigoureux affûtage d’infinis ».
Murielle Compère-Demarcy
Werner Lambersy, né à Anvers (16/11/41) vit à Paris depuis 1980. Flamand, son histoire le conduit à faire acte d’antifascisme en choisissant d’écrire en français. Sa biographie est à reporter à ses livres qui constituent la trace d’un voyage intérieur emblématique. Attaché au centre Wallonie-Bruxelles de Paris jusqu’en 2002, il publie une soixantaine d’ouvrages traduits en plus de 20 langues, dont une trilogie majeure Architecture nuit (Prix Yvan Goll), Coimbra (Grand Prix Sgdl Paris) et Dernières nouvelles d’Ulysse (Prix Micheloud, Lausanne), précédés de Maîtres & maisons de thé (Prix triennal et Prix Canada/communauté française), finaliste du Prix Neustadt (USA). Plusieurs dossiers anthologiques (Actes Sud : L’éternité est un battement de cils, revues NU(e) n°50, les Vanneaux, à l’index, sapriphage…), 8 titres chez La porte, 5 aux éd. du Cygne, Cadex, L’Amourier, Phi, Rhubarbe, 3 chez CFC, 2 chez le Castor Astral, Al Manar, Dumerchez, Caractères, Tipaza, L’Âne qui butine, Le Taillis Pré, 1 chez Opium et 2 en poche Labor (et de nombreuses collaborations avec la compositrice Annette Vande Gorne en disques cd), lui donnent une place significative dans la poésie contemporaine. Variant le ton et la forme, son « œuvre » poursuit un dépassement par l’écriture et l’amour. Son écriture est un heureux amalgame entre deux sensibilités, l’occidentale et l’orientale (formalisme, paradoxe, humour, anarchie…) Prix Carême & triennal de Belgique, Prix Mallarmé 2015, et Académie française Théophile Gautier 2016, Prix du Hainaut 2017, des lycéens (CoPo) 2018.
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