La Pierre et l’ombre, Burhan Sönmez (par Gilles Banderier)
La Pierre et l’ombre, Burhan Sönmez, Gallimard, Coll. Du monde entier, novembre 2023, trad. turc, Julien Lapeyre de Cabanes, 420 pages, 25 €
Ecrivain(s): Burhan Sönmez Edition: Gallimard
Il est très rare que l’on se promette de relire un livre avant même de l’avoir terminé, pour en saisir toutes les beautés. C’est pourtant le cas ici. Établir des hiérarchies dans l’œuvre d’un écrivain est toujours un exercice délicat, surtout quand cette œuvre n’est probablement pas achevée. Ce nouveau roman de Burhan Sönmez, traduit (excellement) en français après Maudit soit l’espoir (2018) et Labyrinthe (2020) est le meilleur. Sönmez y entrelace avec une virtuosité inégalée et – on osera le mot – avec génie, les thèmes de ses romans précédents : la mémoire, l’oubli, la prison, « the still sad music of humanity » et, bien entendu, Istanbul, qui n’est pas seulement un décor, une toile de fond, mais quasiment un personnage à part entière.
Le récit commence comme un roman policier, par une nuit d’hiver, en 1984, dans un cimetière stambouliote sur lequel règne Avdo, gardien, fossoyeur et surtout sculpteur de stèles, qui vit là toute l’année et depuis des années, sans autre compagnie que celle de son chien. Cette nuit-là, une jeune fille traquée, dépenaillée et glacée s’introduit dans le cimetière. Elle apparaît liée à Avdo par les liens labyrinthiques du passé, mais elle est également suivie de près par des policiers qui, avec leur brutalité bien connue (même à l’étranger) interrogent Avdo sur ce fantôme évanescent, le molestent et abattent son chien. Qu’a pu faire cette fille frêle – Reyhan – pour justifier un déploiement pareil de fonctionnaires et de violence ? Avdo voudra le savoir, ne serait-ce que pour donner un sens aux événements et à la violence de cette nuit parmi les tombes.
Même si le propos de Burhan Sönmez n’est pas de donner un cours d’histoire, son roman est l’occasion de rappeler que le pays qu’on appelle aujourd’hui la Turquie n’a pas commencé d’exister en 1923 avec Mustafa Kemal, ni même des siècles auparavant avec les premiers sultans. La ville de Troie se dressait en Turquie et, bien avant encore, mais à l’autre extrémité du pays, on avait construit le premier temple connu, le plus ancien témoignage d’une architecture destinée à adorer des dieux dont nous ne saurons sans doute jamais rien. Car avant d’être « laïque » ou musulmane, la Turquie fut byzantine, chrétienne, romaine, grecque (Aristote donna des leçons dans le village qui se nomme aujourd’hui Behramkale), hittite, assyrienne, … Elle se trouvait à la pointe du croissant fertile, où, pour le meilleur comme pour le pire, le destin de l’humanité changea irréversiblement. Avdo ignore la date et le lieu de sa naissance. Son plus ancien souvenir se situe à Urfa, non loin du sanctuaire de Göbekli Tepe. Pour autant qu’il puisse en être sûr, il a grandi à Mardin, une ancienne ville-forte, sur une colline, face aux plaines de Mésopotamie. La mémoire d’Avdo, comme celle de Boratine (le héros, si le terme convient, de Labyrinthe, où on lisait cette formule : « Rester comme l’araignée dans sa toile, attendre que les choses viennent se prendre dedans, que le passé s’y fasse piéger. Les gens regardent l’existence comme on jauge les livres chez le bouquiniste. Les plus récents sont les moins chers, les plus anciens valent une fortune. Dans la vie aussi, c’est le passé qui compte ») plonge dans son propre passé, qui est aussi, en partie, celui de Reyhan, et dans les convulsions politiques de l’histoire turque, pendant trois quarts de siècle ; la Turquie compliquée et contradictoire des prisons, des mosquées, des derviches, des sultans, des alévis, des mauvais garçons, des lycéennes, des danseuses de music-hall, du massacre de Sivas, …
Gilles Banderier
Né en 1965 dans un petit village d’Anatolie, Burhan Sönmez est avocat spécialisé dans la défense des droits de l’homme. Il partage sa vie entre Cambridge et la Turquie.
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