La philosophie au risque de la préhistoire, Philippe Grosos (par Marc Wetzel)
La philosophie au risque de la préhistoire, Philippe Grosos, Editions du Cerf, mai 2023, 208 pages, 18 €
La philosophie est née au VI-Vemes siècles avant Jésus-Christ, sur la côte ouest (qui parlait alors grec) de l’Asie Mineure, pour des raisons historiques qu’elle n’aime pas trop (elle, pourtant, la spécialiste de la « raison ») détailler. On parle souvent de « miracle grec », et la philosophie s’en estime souvent – davantage que la géométrie, l’historiographie, la médecine, le théâtre, la politique etc., nés là en même temps qu’elle –, le prodige central, voire le maître d’œuvre. Elle se croit volontiers sortie de la cuisse d’un Logos jupitérien, et, pour parler franchement, la philosophie n’examine pas volontiers la raison de la Préhistoire parce qu’elle estime, au fond, que la raison même, avant elle, n’était que dans sa préhistoire ! L’auteur démonte cette prétention en faisant prendre, lucidement, à la philosophie le « risque » de saisir son propre enracinement préhistorique en général – et Néolithique en particulier. Un peu comme l’exégète honnête de la Bible remarquerait en passant que si la faute originelle relève encore de l’âge de la cueillette, le premier meurtre concerne sans transition, sans même y penser, ni a fortiori penser ce que la possibilité même de sa mise en récit même leur doit, les deux figures majeures du Néolithique (l’agriculteur Caïn et l’éleveur Abel) ; mais une théologie au risque de la préhistoire serait une tout autre affaire.
Le Néolithique au sens large (8000-2000 ou même 1000 avant Jésus-Christ en Europe de l’Ouest), c’est la dernière partie de la Préhistoire, son point de basculement et son fleuron ; et, de même, dit Philippe Grosos, la philosophie est le point de basculement de ce même Néolithique, et… son fleuron, son bouquet final – et donc pas du tout l’immaculé coup de force d’intelligence qu’elle rêve avoir été. Le Néolithique, en effet, ce fut la fixation sédentaire de la vie humaine en villages puis villes, la production active et méthodique – agriculture et élevage – par l’homme de ses propres ressources vitales, le surgissement d’un art dont la figure humaine fut le centre (par contraste complet avec l’art animalier du Paléolithique), le conditionnement et la maîtrise croissante des états et flux spontanés de la matière (le polissage des outils, la céramique, la métallurgie, le tissage, la menuiserie…), de l’énergie et du transport (la roue, l’irrigation, le réseau routier, la galère, le char), de l’information (écriture, calcul et comptabilité, cadastre, archives, sceaux…). Or la philosophie est, si l’on peut dire, une idée néolithique (l’esprit s’y sédentarise autour du « logos », de la raison qui étudie, explique et argumente) et une sorte de néolithisation des idées (l’homme y produit activement et méthodiquement ses ressources mentales, et devient pour lui-même un problème intellectuel). Comme l’artiste du néolithique n’est plus – au contraire de celui du Paléolithique – simple participant à une nature dont il représente quasi-exclusivement les animaux, mais, bien plutôt, se figurant, présent pour lui-même, en train d’agir rationnellement sur les animaux (qu’il se montre traquer, parquer, traire, tondre…), l’artiste (philosophique) de la raison n’est plus simple participant à une culture, qu’il relaye et justifie, mais se conçoit, présent à lui-même, en train d’agir sur les éléments mêmes de la culture (littéralement, lui aussi traquant – dans le dialogue argumenté –, parquant – dans des systèmes de pensée – ou même trayant – dans l’effort déductif – et tondant – dans l’abstraction – les idées). L’homme y élève et cultive (puis transporte et échange) les formes mêmes de sa pensée. La rationalité philosophico-scientifique fut donc bien d’essence néolithique. Philippe Grosos nous montre trois fois pourquoi :
D’abord, même si la philosophie est, comme disait Deleuze, « création de concepts », le concept ne date pas d’elle. Les concepts (comme le dit Claude Panaccio) sont en effet d’abord vitaux, spontanément forgés dans une vie collective et symbolique : « menace », « aliment », « abri », « croissance », « gardien », « compagnon de jeu », « support », « horizon », « sang », « propriété », etc., ce sont des concepts – bien antérieurs à la philosophie –, des notions qui à la fois « orientent nos attentes à l’égard des choses du monde », et notre attention à l’endroit des attitudes (croyances, désirs, motifs…) d’autrui ; la philosophie, elle, en faisant méthodiquement réagir les notions les unes aux autres (par exemple : « y a-t-il en tout être un abri substantiel, simple, indestructible, de sa croissance » ? Démocrite, « les gardiens d’une Cité seront-ils une moindre menace pour elle s’ils n’y peuvent rien posséder ? ». Platon, « l’horizon de l’être est-il le compagnon de jeu de la pensée ? ». Parménide, « si le sang alimente la vie animale, comment se nourrit-il lui-même » ? Aristote…), a réorienté notre attention à l’endroit des éléments fondateurs de la réalité, et nos attentes à l’égard de ce que peut, par et pour elle-même, la nature (permettant d’expliquer les rencontres réglées avec elle-même que sont les phénomènes, et de caractériser ce sur quoi – causes, principes et structures – elle « fonde » ou établit à partir d’elle-même sa propre activité). Pour le dire sommairement, la rationalité philosophique est néolithique en ce qu’elle dresse, élève, et fait se reproduire le cheptel (logique) de ses propres constituants, mais surtout parce qu’elle obtient de son propre travail la compréhension des manières dont la nature elle-même s’obtient de son propre travail.
C’est que la rationalité (qui détermine une réalité par les relations réglées qui l’ordonnent et la valident) elle-même ne date pas du tout de la philosophie. Comme le montre, par exemple, la « ratio » latine (qui nous est plus familière que le « logos » grec qu’elle traduit), la raison a d’abord – et surtout – renvoyé à « évaluation de sommes », « recensions de stocks », « consignation de prétentions », « organisation de fonctions et de rôles », ou « règlement d’intérêts », avant, philosophiquement, de signifier l’explication des causes, l’arrangement des arguments ou la distribution des modes d’être (en français même, la transition reste ainsi insensible entre tenir des comptes, rendre des comptes, prendre en compte, se rendre compte). Simplement, à la fin de l’ère, la raison néolithique était devenue assez puissante (endurante, souple et raffinée) pour s’essayer à trois choses « philosophiques », en effet nouvelles : une prise de conscience d’elle-même de la raison (qui, déjà habituée à ordonner ce qui est, peut alors se mêler d’expliquer ce qu’elle est ou prévoir ce qu’elle contribue à produire) ; une mise de la raison au service, non plus de l’action collective ou matérielle, mais de la pure connaissance (il aura fallu que la raison se soit habituée à résoudre des problèmes vitaux pour s’aventurer à poser elle-même les problèmes, y compris ceux de sa propre nature et de son fonctionnement) ; et, enfin, une façon, pour la raison, de tenir ses propres comptes, en archivant, contrôlant et critiquant ses propres étapes et découvertes, se faisant ainsi l’objective historienne et la maîtresse d’école de son propre cours. Ce sont donc trois avancées philosophiques (respectivement réflexive, spéculative et généalogico-pédagogique) d’une rationalité (c’est-à-dire d’une pensée qui ordonne ce qu’on attend d’elle, et justifie ce qu’elle avance ou propose) déjà pleinement avérée et accomplie dans et par la Révolution néolithique de l’image de la vie humaine (et de la vie de ses images).
En réalité, la philosophie peut être le fleuron du Néolithique, parce que le Néolithique est déjà lui-même l’âge, non seulement de l’auto-recentrement de l’homme, mais celui de l’entre-fécondation systématique de ses acquisitions. Le Néolithique lui-même s’est construit en allant méthodiquement de fleuron en fleuron, il s’est appliqué à lui-même le fruit de ses découvertes (comme le feront à leur tour les Révolution industrielle puis informatico-numérique). Comme l’ont suggéré bien des observateurs, l’écriture ne fut qu’une sédentarisation réussie des signes de la parole (leur féconde fixation spatiale) ; le calendrier une sorte de comptabilité des mouvements des astres (un étalonnement des dépenses et recettes apparentes de lumière du ciel diurne ou nocturne), l’alphabet une adaptation du tressage ou du tissage à la matière vocale, nouant ensemble les fibres de son petit nombre de lettres pour en constituer mots et phrases… La philosophie, à son tour, fut une monétisation de l’accès aux idées (d’ailleurs, la monnaie venait d’inaugurer la nécessaire confiance humaine en une abstraction !), puisqu’elle rend, comme une unité de compte parlante et pensante, commensurables tous les avis et opinions exprimables ; comme une réserve de valeur, elle assure une sorte de « liquidité », d’échangeabilité optimale des possibilités de vérité ; et elle est au fond un moyen général de paiement de l’offre et de la demande d’intelligibilité : elle « avertit » (« Moneta », en latin, c’est d’abord la déesse Junon qui conseille l’échange scrupuleux et nous y surveille) du prix réel des idées, et limite et garantit à la fois les conditions de notre confiance en elles !
Enfin, la philosophie – point culminant du Néolithique – a rendu (consciemment ?) celui-ci en retour irréversible (on ne reviendra plus jamais, après tout, sur l’exigence de la mise en culture des idées, ni sur le calcul impératif des conditions mêmes – nécessaires comme suffisantes – de la vérité), mais ni plus ni moins que l’Âge des Métaux en lui, par l’invention d’armes décisives et inusables, avait déjà rendu ce même Néolithique invincible ; ou le surgissement en lui de l’écriture rendu en retour ineffaçable ; comme en réalité, déjà, la révolution agricole le faisait d’entrée à peu près inaffamable !
Mais s’il y a eu filiation (néolithique de la philo), ce fut, c’est vrai, pour le meilleur comme pour le pire ! La création d’écoles et de comptoirs de pensée fut un comble heureux de la vie néolithique, mais la réalité de citoyens assez esclavagistes et machistes pour jouir seuls du droit de s’exprimer et du loisir de méditer… en fut, une tout aussi logique, mais moins glorieuse, suite. Mais la filiation que défend, et illustre, Philippe Grosos, est nette et éclairante ; il nous fait ainsi comprendre que si c’est bien un philosophe (et seul un philosophe, oui, le pouvait) – Héraclite – qui le premier définit l’homme comme seul être dont le savoir peut s’animer et se faire vivre lui-même, et, ainsi, le seul animal dont le logos (l’âme de son esprit) peut « s’accroître de lui-même », cette trouvaille théorique supposait elle-même, bien sûr, deux avancées centrales du Néolithique : la capacité technique acquise par l’homme de produire cela même qui le fait vivre et évoluer, et l’art de se représenter ce qu’il peut faire de lui-même.
On ne peut commenter ici les remarquables analyses menées, spécifiquement, sur Platon ou Aristote, ou sur l’héritage néolithique du lien étroit entre guerre et droit (y compris dans la bataille des idées !), mais on souhaitait simplement rendre hommage à l’intuition neuve et forte de ce beau livre : oui, au moins deux acquis néolithiques (clairement antérieurs, donc, à toute spéculation abstraite sur les principes d’activité de la nature et d’ordonnance de l’Univers) ont permis à la raison humaine de se mettre à philosopher : la nécessaire confiance de cette raison en elle-même, que lui a donnée sa capacité (comme disait Condorcet) à accélérer sensiblement son propre cours durant tout le Néolithique ; et le beau risque qu’elle sut prendre, en produisant elle-même l’idée et le contenu d’une nature humaine, de n’être éventuellement pas à la hauteur d’une fondation divine qu’elle osait ainsi périmer. Cette confiance risquée fit le miracle grec, davantage qu’il ne la fit. Comme, exactement, son hypothèse dérangeante et généreuse fait la rare réussite de ce livre.
Ajoutons que cet aveu d’humilité historique de la philosophie ne menace en rien – au contraire ! – la dignité et la permanence des deux exigences de l’esprit qu’elle maintient pour et en nous : une universalité rationnelle (qui est, non d’imposition, mais de proposition) qui demande seulement qu’on ne puisse penser valablement que ce que tout autre pourrait également considérer ; et une nécessité rationnelle (qui est, non de contrainte, mais de précaution), qui rappelle seulement que le vrai ordonne toujours mieux que le faux nos contenus de connaissance, car, du faux – puisqu’on peut en déduire par principe n’importe quoi – on ne peut rien conclure de valable. La fausseté ruinerait jusqu’aux efforts (absurdes) de la promouvoir ; la vérité éclairerait jusqu’aux efforts (héroïques) de la dépasser. Preuve, s’il le fallait, que ce beau livre est de philosophie.
Marc Wetzel
Professeur de philosophie à l’université de Poitiers, Philippe Grosos (1963) a publié aux Editions du Cerf plusieurs ouvrages consacrés à la préhistoire. Il a reçu le Prix La Bruyère 2022 de l’Académie française pour Des profondeurs de nos cavernes.
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