La Peur de peindre, Jacques Le Scanff (par Didier Ayres)
La Peur de peindre, Jacques Le Scanff, préf. Claude Louis-Combet, éd. Fario, 2022, 13€50
Je tordrai à dessein la citation de Boileau dans L’Art poétique : « Ce que l’on conçoit bien s'énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément », pour faire valoir ce que la représentation écrite recouvre parfois de difficultés, d’obscurités, de tensions littéraires, propres à décrire les états divers du peintre et de sa peinture. Ici, cela aboutit à une écriture intense, pleine, mais qui reste assez maigre, sur laquelle il ne faut pas hésiter à revenir plusieurs fois (ainsi que le peintre use de sa brosse ou de ses pinceaux). Ici, donc, un petit traité de l’art de peindre. Ici, le sujet agissant et le sujet disant, faisant acte de création et revenant sur cet acte par écrit. Ici, enfin, un univers personnel tout autant qu’universel, lequel se satellise sur la vérité intérieure, la profondeur exigée d’un tableau.
Ceci dit, il faut rentrer plus avant dans l’ouvrage (illustré richement par des reproductions des travaux plastiques de Jacques Le Scanff). Lecture légèrement âpre, à l’image des allées et venues de Cézanne vers la Montagne Sainte-Victoire, escarpements, confrontation du regardeur et du regardé, comme si l’œuvre peinte faisait parole, énigme, affaire de style, endroit de coupure du poème et de la toile, réflexions, agissements, connaissances et pratiques. Nous sommes en l’espèce dans une forme de schize. Le mystère : peindre.
« Notes bâties pour être abattues et scrutées comme lorsqu’on observe les corps autopsiés ».
Ou
Pénétrer les sources du regard : riches et brèves, les lueurs surgissent et s’effacent, renaissent transformées, imprévisibles.
Ou
Ma découverte, née de la pratique, est que le temps du peint n’est pas le temps de l’analyse ; analyser serait disjoindre et, de là, détruire l’éclat.
Écrire le peindre ouvre l’image à ce qu’elle désigne, élabore et fabrique les bords (« La forme c’est le fond qui remonte à la surface », comme l’écrit Hugo). Cette désignation doit aussi se lire dans le cadre d’une histoire de l’art, car l’art (et surtout les arts visuels) sont très dépendants (à la fois comme suite ou comme rupture) de l’histoire des arts. Car le peint ne saisit pas que ce qui est apparent, mais surtout le secret de la vision. Je pense ainsi à la séquence de Théorème de Pasolini où le jeune peintre se pose des questions. Le peint saisit donc quelque chose d’autre. Il y à la fois un en deça et un au-delà du tableau.
Pour moi, la peinture est un art muet, que l’on peut lire comme on brouterait une surface herbeuse et cela avec notre parole intérieure, voire à haute voix. Il y a véritablement une grammaire des valeurs et des traits. Une grammaire des couleurs et du dessin.
Comme un rêve, peindre, étendre des couleurs, étendre des mots. Montrer par la forme, la couleur et le trait, que nous devons oublier, qu’il ne faut que cerner ces êtres étranges qui sont aussi nous.
Cela tient à ce que la matière picturale reste matière, physiquement, déambulant sur la surface à appréhender comme une matière terrienne, chtonienne, tellurique ; enfin telles que les reproductions du livre nous montrent les collines et les visages peints de J. Le Scanff. Et si cela se conçoit avec intrigue, dès lors, le texte intrigue lui aussi, et les mots pour le dire nous défrichent une voie intérieure où la matière peinte se laisse enfin écrire.
Didier Ayres
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