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La Petite Fille dans la forêt des contes, Pierre Péju (par François Baillon)

Ecrit par François Baillon 19.11.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Contes, Essais, Robert Laffont

La Petite Fille dans la forêt des contes, Pierre Péju, Robert Laffont, 2018, 296 pages, 21,50 €

Ecrivain(s): Pierre Péju Edition: Robert Laffont

La Petite Fille dans la forêt des contes, Pierre Péju (par François Baillon)

Cinq ans après la publication de Psychanalyse des contes de fées, Pierre Péju élabore en quelque sorte une réponse à Bruno Bettelheim à travers la voix de cette Petite fille dans la forêt des contes : on ne peut pas parler ici d’ouvrage foncièrement théorique, mais plutôt du prolongement d’une réflexion initiale, déjà riche, sur les contes traditionnels. Sans vraiment réfuter l’interprétation qu’en fait Bettelheim, interprétation qui se base essentiellement sur les travaux psychanalytiques de Freud, Péju en propose un élargissement, et avertit aussi des maladresses très dommageables qui pourraient nous revenir si l’on faisait du livre de Bettelheim une vérité établie.

Conduit par le célèbre personnage du joueur de flûte de Hameln qui, grâce à son génie musical, emmène à sa suite tous les enfants d’un village vers un endroit dont on ne saura jamais rien, Pierre Péju se penche sur la figure de la petite fille (mais pas uniquement) et accorde une certaine place aux contes allemands de l’époque romantique : Hoffmann et Grimm sont les noms les plus connus en France, mais l’auteur réserve un éclairage égal à la richesse des contes de Ludwig Tieck, Achim d’Arnim ou Clemens Brentano.

Dépassant son petit frère, la petite fille est souvent celle qui prend le plus de risques, qui ose davantage, comme s’il lui était naturel d’être libre et aventurière : il lui arrive alors d’être à l’origine du sauvetage de son frère (Hansel et Gretel) ou de ses frères (Les Douze Frères). Mais d’une certaine façon, ne finit-elle pas par le payer ? Une fois épouse et mère, la femme semble enfermée dans un rôle fixe, duquel est évacuée toute perspective de fantaisie. C’est du moins l’interprétation « enfermante » qui pourrait émaner des démonstrations de Bettelheim, valorisant cette étape sous forme de maturité de l’âge adulte et donc de consécration. De sorte qu’une petite fille qui s’est laissé perdre dans la forêt devient, beaucoup plus tard, une sorcière – un personnage qui, par définition, n’a ni mari ni enfants (ou, en tout cas, on ne lui en connaît pas). Pierre Péju se refuse à cette seule analyse du conte : certaines de ces histoires, reprises à travers des siècles et ayant gagné plusieurs civilisations, peuvent-elles être expliquées pleinement par le prisme de la psychanalyse, qui n’est que le reflet d’une époque donnée ? En somme, ne peut-on voir dans ces contes qu’une résolution du complexe d’Œdipe ?

Il est probable que Bettelheim n’ait pas voulu enfermer les récits traditionnels dans un même et unique champ – il y a évidemment une grande pertinence à retirer de ses travaux, mais ce qu’il avance ne représente pas une totalité, et quant à Péju, il tient à compléter cette avancée en mettant l’accent sur le merveilleux et les possibles, ce qu’avait un peu négligé son prédécesseur. Se retourner vers les contes, c’est se retourner vers l’enfance, non pas pour la revivre, mais pour se souvenir, au travers des béances de la forêt, de cette résistance à une conformité qu’on voudrait nous imposer, aux exigences d’une société préétablie et peu à même de vaciller. Ces ouvertures au milieu des arbres, leur caractère enchanteur, nous amènent à des directions multiples. Et s’en souvenir n’est pas nécessairement signe d’une décision à prendre pour la suite de son existence, et encore moins vœu d’immaturité ; cela nous fait comprendre que l’assignation à un rôle, au sein d’une civilisation, est sans doute à rejeter ou, au mieux, à remettre en question. Boucle d’Or, dont on ne sait pas d’où elle vient et dont on ne saura jamais où elle va après son intrusion dans la maison des trois ours, est symbole de cette liberté à préserver. Pierre Péju le dit clairement : « Nous vivons, nous vivrons peut-être toujours, en proie à un malaise (…) né de la rencontre de l’Inactuel avec une existence baignée d’actualité, assaillie par les sollicitations d’une actualité faite de l’obligation de coller aux formes et aux mots de l’époque, aux fonctionnements sociaux du temps. (…) Le malaise dont je parle naît de l’impossibilité d’être pleinement à ce qu’on fait à force de ressentir sourdement le rayonnement d’un « en dehors du Temps »… (p.261).

Faut-il alors s’étonner que le livre aborde également le thème de la métamorphose (l’animalité, pour laquelle il s’appuie notamment sur les Cinq Psychanalyses de Freud, la minéralisation) et celui de l’apparence (reflet, ombre et portrait), ainsi que de l’humanité faite d’assemblages (les automates) ? Sans doute pas. À ce titre, mettons l’accent sur l’expérience passionnante de la psychologue Mira Rothenberg, ayant travaillé avec des enfants traumatisés par le second conflit mondial : par l’intermédiaire du conte et du mimétisme, elle est parvenue à ce que certains de ces enfants, tout près de se changer en pierres, regagnent très progressivement le chemin de leur humanité.

À l’heure où les mouvements féministes, dans ce qu’ils contiennent de bénéfique et d’excessif, nourrissent les débats et la culture, il serait indéniablement une erreur de catégoriser cet ouvrage sous le seul sceau politique (et, par définition, limité) de « féministe ». Car c’est bien ici le genre du conte qui prévaut, et non le simple personnage de la petite fille. Ce qui, probablement, est une autre façon de dire que la littérature ouvre, auprès de chaque individu, le champ de l’universalité, beaucoup plus qu’une loi ou un discours politique qui, par-delà les meilleures intentions, circonscrit son langage, et par conséquent, referme des possibilités.

Le Poisson-Chat, conte original de Pierre Péju qui clôt le livre, s’adressera davantage à un public adulte qu’enfantin.

 

François Baillon

 

Professeur de philosophie, Pierre Péju est essayiste et romancier. Son œuvre est détentrice de plusieurs prix, notamment pour La Petite Chartreuse (dont un film a été tiré en 2005) et Le Rire de l’ogre. Le champ de ses recherches s’étend, entre autres domaines, aux récits romantiques allemands et à l’enfance.



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A propos de l'écrivain

Pierre Péju

Pierre Péju, origine lyonnaise, famille de libraires, études de philosophie à la Sorbonne, Mai 68, collabore dès 1971 à divers journaux et revues, enseigne la philo durant douze ans dans des lycées parisiens, avant de venir vivre au Chevalon, près de Voreppe. Directeur de programme au Collège international de Philosophie, il collabore à PhiloMag.

Derniers livres parus :

Marée basse : méditation sur le rivage, sur ce qu’on y trouve, et sur le temps sans emploi, Éditions Jérôme Millon, 2009.

La Diagonale du vide. Gallimard, Blanche, 2009.

L’Idiot de Shangaï et autres nouvelles, Gallimard, Folio, 2009.

Miquel Barcelo, avec Éric Mézil, Gallimard, Livres d’art, 2008.

Cœur de pierre, Gallimard, Blanche, 2007.

Le Rire de l’ogre, Gallimard, 2005. Réédition Folio en 2007.

La Petite Chartreuse, Gallimard, 2002.

Lignes de vie, récits et existence chez les Romantiques allemands, Librairie José Corti, 2000.


A propos du rédacteur

François Baillon

 

Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.