La personne et le sacré, Simone Weil
La personne et le sacré, avril 2017, préface de Giorgio Agamben, 96 pages, 6 €
Ecrivain(s): Simone Weil Edition: Rivages poche
Simone Weil, dans cet extraordinaire opuscule, nous fait d’abord comprendre que l’effort qu’elle attend de nous ne sera pas essentiellement d’intelligence :
« Un homme intelligent et fier de son intelligence ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule » (p.67-8).
C’est ensuite qu’elle y dégomme, sans appel et périlleusement le cœur même de notre exigence occidentale d’humanité, les droits démocratiques de la personne humaine.
« Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal » (p.60).
Elle laisse d’ailleurs aux malheureux peu de marge d’illusions utiles sur eux-mêmes :
« Les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même » (p.72-3).
Il nous faut, constate-t-elle, protéger par principe les êtres humains les uns des autres, car, même si leurs raisons conscientes et libres étaient d’origine divine, il ne faudrait pas trop compter sur Dieu pour les sauver de la vérité et du malheur de leur confrontation :
« Dieu n’a le pouvoir de préserver du mal que la partie éternelle d’une âme entrée avec lui en contact réel et direct. Le reste de l’âme, et l’âme tout entière en quiconque n’a pas reçu la grâce du contact direct et réel avec Dieu, est abandonné aux vouloirs des hommes et au hasard des circonstances »(p.77).
Mais pas trop compter non plus sur droit, personne et démocratie : en appeler au droit ne suffit pas (réclamer un droit, ce n’est que revendiquer l’autorisation de faire son bien, mais pas du tout s’inspirer du bien ni le diffuser en retour) ; de même en appeler à la personne (une personne assume ce qu’elle choisit et initie ce qu’elle préfère, mais ce centre unifié de choix et d’action n’est qu’une construction psycho-légale, le masque socio-juridique de l’âme) ; pas plus enfin qu’à la démocratie (la souveraineté du peuple délivre certes des gouvernements arbitraires, mais ne garantit en rien l’intelligence ni même la bonne foi de la volonté collective).
« Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice (…) sont des biens toujours, partout » (p.61-2).
L’idée de Simone Weil est donc que : seule la capacité d’accès d’un être humain aux biens impersonnels (qui sont principalement vérité, beauté et justice) est sacrée. C’est cette capacité qu’il faut inconditionnellement défendre, y compris contre l’idolâtrie de l’énergie collective et l’égarement de l’accomplissement personnel ; c’est l’exigence de sa protection qui nourrira un possible respect inconditionnel entre les âmes. Et, affirme-t-elle posément, ce qui en nous participe à l’édification et la sauvegarde de ces biens impersonnels est lui-même impersonnel !
« L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. (…) Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel » (p.41).
Et ces biens sont impersonnels (c’est-à-dire pour Simone Weil, non pas interchangeables, banaux ou neutres, mais impartiaux, universels et indépendants de nos fantaisies) parce qu’ils sont objectifs : vérité, beauté et justice, loin de tenir à nous, tiennent par elles-mêmes et les unes aux autres, en faisant tenir ce que nous avons à être. De même que, disait-elle magnifiquement, « la beauté est ce qu’on ne peut vouloir changer » (on ne peut, sans incohérence, souhaiter parfaire ce qui nous ravit), de même la vérité est ce qu’on ne pourrait, sans contradiction, savoir ignorer, comme la justice est ce qu’on ne pourrait devoir interdire. Et ce que Simone Weil suggère de solidarité entre ces trois valeurs est fécond : dans l’éclat harmonique de la beauté, en effet, la vérité fait l’éclat et la justice l’harmonie ; dans la noble impartialité de la justice, la beauté fait la noblesse et la vérité l’impartialité ; dans l’apparition normée qu’est la vérité, la justice fait la norme et la beauté fait l’apparition – la beauté est une sorte de santé de l’apparaître (et donc, comme toute santé, est objective et silencieuse !).
S’efforcer à vérité, beauté et justice fait donc la nécessaire et suffisante dignité humaine, comme le montre notre expérience d’elles dans la triple mise à l’épreuve du travail, du malheur et de l’attention. Ce trio, en effet, constitue pour notre philosophe l’atelier, aride mais crucial, de la présence humaine véritable : le travail, qui organise le vivable, est médiateur pénible, mais toujours objectif, entre la chair et la nécessité inhumaine ; le malheur est révélateur, par leur perte désespérée, des ressources mêmes d’humanité ; et l’attention est moteur – comme devoir de déceler ce qui vaut, vigilance à l’égard de la possible perfection – de notre participation restaurable à elles.
Nous voilà certes (posant ainsi l’objectivité nécessaire de vérité, beauté et justice, et leur objectivation suffisante par travail, malheur et attention) loin de nos relativismes nonchalants ; mais c’est que « cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise » (p.30) bat encore chez le plus cruel, veule ou cynique d’entre nous, qui sait que toute force céderait devant un être résolument attentif à ce qui la dépasse.
Elle termine ainsi cet admirable texte qui (1943) finit sa vie :
« L’ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.
Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.
Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables » (p.87).
Marc Wetzel
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