Identification

La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985), David Cumin (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 30.05.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, L'Harmattan

La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985), David Cumin, décembre 2021, 1020 pages, 2 volumes, 45 €, 42 €

Edition: L'Harmattan

La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985), David Cumin (par Gilles Banderier)

 

Dans un volume hommage à George Steiner (Avec George Steiner, Les chemins de la culture, Albin-Michel, 2010, p.96), Jeffrey Mehlman a raconté comment, en 1979, le philosophe et talmudiste Jacob Taubes (1923-1987), fils du grand-rabbin de Zurich, passa les fêtes du Nouvel An juif en compagnie d’un antisémite notoire, qui « était, hélas, le grand penseur politique du XXe siècle ». Comme avec le fameux « Victor Hugo, hélas ! » de Gide, tout est dans l’interjection.

À l’instar de Heidegger, avec qui il possède plus d’un point commun (entre autres le goût de la poésie – il fut fasciné par l’immense épopée de Theodor Däubler, Nordlicht, qu’il qualifiait de « grand cours d’eau qui emporte tout sur son passage : du limon, des troncs d’arbres, des chats crevés, mais aussi des pépites d’or », propos cité par Nicolaus Sombart, Chronique d’une jeunesse berlinoise, trad. O. Mannoni, Quai Voltaire, 1992, p.308), Carl Schmitt – c’est de lui qu’il s’agissait – se tient à la limite entre canonisation et exécration.

Nombreux sont ceux qui le tiennent pour un génie et on veut bien leur donner raison sur ce point, mais surgit aussitôt une question : qu’est-ce qui empêcha ce génie de reconnaître immédiatement, comme le firent bien des Allemands, nullement aussi géniaux que lui, le caractère impie et maléfique du nazisme ? Quelle force maligne poussa ce juriste distingué et polyglotte, maniant un français parfait, citant de mémoire Thucydide dans le texte, et qui, dans sa vie privée, ne fut nullement un exemple des vertus morales germaniques (il fréquentait les maisons closes et ses deux épouses successives eurent en commun d’être d’anciennes prostituées originaires des Balkans) à soutenir et à justifier intellectuellement, ne fut-ce que pendant quelques mois, le nouveau régime ? Au moins aussi gênant : après 1945, Schmitt (qui mourut presque centenaire en 1985) partagea avec Heidegger l’aveuglement et l’absence totale de repentir ou même, simplement, de réflexion sur ce qui s’était produit pendant les années noires, alors que la Shoah illustrait de manière paroxystique le caractère dangereux et deshumanisant de la technique, que Schmitt aussi bien que Heidegger avaient dénoncé et dénonceront encore. On ne peut certes pas réduire une très longue vie à ces quelques mois de compagnonnage avec le Mal, mais on ne peut pas non plus faire comme s’il n’avait pas eu lieu.

Il n’existe pas d’opera omnia de Carl Schmitt en allemand et pas davantage en traduction française. Or sa pensée embrasse des disciplines aussi variées que la philosophie politique, le droit constitutionnel (on dit que ses travaux influencèrent les rédacteurs de la constitution du jeune État d’Israël) ou les relations internationales. Elle est en outre fort complexe – la seule première phrase de sa Théologie politique a produit d’abondants commentaires – et très influente. Il existe des schmittiens de droite aussi bien que de gauche (sa critique du libéralisme était acérée). Les régimes « illibéraux » et même les dictatures pures (comme la Chine) manifestent un intérêt prononcé pour cette pensée. Les mesures coercitives prises un peu partout à partir de décembre 2019 (en Chine pour commencer, évidemment) et celles qui seront vraisemblablement prises dans les années à venir sous un prétexte ou un autre (le climat, par exemple) illustrent ses théories sur l’état d’exception. On comprend que ce qu’on voulut considérer comme des « dérives » en réalité n’en étaient pas.

C’est tout le mérite de la somme publiée par David Cumin (une thèse de doctorat soutenue en 1996), que de guider le lecteur averti à travers une pensée qui, on peut le supposer raisonnablement, apparaîtra un jour aussi décisive et abrasive que celle de Machiavel. Schmitt réduit en effet à néant la fiction des gouvernements responsables devant les peuples et soucieux du bien commun. La bureaucratie n’est pas une anomalie de l’État moderne, mais la condition même de son existence et à un État faible, impuissant à remplir ses fonctions régaliennes, ne correspond pas nécessairement un surcroît des libertés publiques, mais une dilatation de la sphère administrative, qui finit par envahir tous les domaines avec ses outils propres (pour nous, les formulaires et les tableaux Excel).

Le plus étonnant (mais est-ce contradictoire pour autant ?) est que, contrairement à la pensée de philosophes comme Julien Freund ou Raymond Aron (qui tous deux connaissaient Schmitt), « laïque » au sens où ils pensèrent le politique sans référence à quelque religion que ce soit, celle de Carl Schmitt est (comme celle de Taubes) fondamentalement théologique, pour être précis catholique, voire ultramontaine. Ce soubassement théologique forme une sorte de basse continue dans ses écrits politiques (où il montre, de manière convaincante, que les totalitarismes, au premier rang desquels le nazisme, résultent d’une sécularisation de concepts religieux, comme l’omnipotence et l’omniscience, non plus aux mains – si l’on ose dire – de Dieu, mais entre celles du Parti qui prend la place de l’État). En revanche, ce soubassement passe au premier plan dans des textes comme La Visibilité de l’Église. On précisera que le catholicisme de Schmitt est d’obédience marcionite (donc hérétique) puisque, antisémitisme (jamais récusé) oblige, il écartait implicitement l’enracinement juif du Christ et de ses apôtres.

Certains aspects de cette pensée polymathique n’ont plus qu’un intérêt pour l’histoire du droit allemand, mais d’autres peuvent alimenter les cauchemars de toute personne qui réfléchit. On retrouve chez Schmitt cette absolutisation de l’État caractéristique de la philosophie germanique depuis au moins Hegel. Les véritables opposants aux théories du juriste de Plettenberg ne se situent ni à droite ni à gauche (comme on le constate à chaque élection importante, personne ne remet en cause le rôle et le périmètre de l’État, si inefficace et obèse soit-il) ; ce sont les anarchistes ou les libertariens.

 

Gilles Banderier

 

David Cumin est Maître de conférences (HDR) à l’Université Jean-Moulin Lyon-III.

  • Vu : 1179

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

Lire tous les articles de Gilles Banderier

 

Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).