La Péninsule aux 24 saisons, Mayumi Inaba (par François Baillon)
La Péninsule aux 24 saisons, Mayumi Inaba, trad. japonais, Elisabeth Suetsugu, 240 pages, 19 €
Edition: Philippe Picquier
Ce roman fait la célébration de l’instant. Et en participant à cette célébration, l’héroïne est invitée à convoquer les grands événements de sa vie : son départ vers la capitale lorsqu’elle était en pleine jeunesse, la mort d’une amie chère, la fin d’une histoire d’amour… Pendant que ces souvenirs se chevauchent, cette héroïne, dont le nom ne nous est pas dévoilé, comme si elle représentait une entité plus qu’un personnage singulier, a décidé de passer un temps indéterminé dans la maison qu’elle a fait construire il y a plusieurs années, sur la presqu’île de Shima. En effet, en raison de l’admiration ressentie face aux falaises « blanches et sèches », l’achat d’un terrain s’était imposé contre l’avis des proches, qui trouvaient l’idée saugrenue. Outre son nom, nous ne savons rien non plus sur l’âge de l’héroïne, mais après quelques déductions, on suppose facilement qu’elle a une soixantaine d’années – tout comme Mayumi Inaba avait une soixantaine d’années lors de l’écriture de ce livre.
Le roman nous fait entrer au sein du glissement très progressif qui s’opère dans l’esprit de la protagoniste : comme elle, on vit au rythme des vingt-quatre saisons établies d’après un ancien calendrier dont elle n’avait jusque-là jamais entendu parler – et nous, pas davantage. Observant scrupuleusement la nature qui l’entoure, plus qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, faisant des découvertes étonnantes en pleine forêt, apprenant une anecdote non moins stupéfiante sur une habitante du temps passé – et tout ceci se fait tant et si bien que c’est comme si elle avait lâché les rênes pour se laisser conduire : « … je réfléchissais au tour mystérieux qu’avaient pris les choses. Sans que je m’en aperçoive, les rôles de Tokyo et de la péninsule s’étaient inversés » (p.26).
Il ne s’agit pas seulement d’un éloge aux pouvoirs extraordinaires de la nature, le livre fait également un portrait très délicat des relations fondamentales qui existent entre les êtres humains ayant choisi leur mode de vie. Si l’espace demeure clos sur lui-même, il n’en est pas moins entier, c’est-à-dire aussi riche que la vie intérieure de l’héroïne et tout aussi mélancolique. La fin devrait alors ne rien avoir pour nous surprendre, et pourtant, elle est émouvante, comme si nous nous étions justement laissés piéger. C’est que cette femme nous incite à croire et nous convainc du renouvellement constant propre à notre condition, que l’on ne doit pas craindre, au risque de tomber dans l’absurdité : « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissipe tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde » (p.215, extrait d’un texte de 1212).
Tout événement a l’air de passer subrepticement dans ce roman, et cependant, tout amène à une complétude et à une décision harmonieuse. A bien des égards, le livre rappelle le long-métrage animé de Isao Takahata : Omoide poro poro (Souvenirs goutte à goutte, 1991), véritable perle dont la philosophie s’adresse davantage aux adultes qu’aux enfants.
La Péninsule aux 24 saisons a reçu le Prix Tanizaki en 2011.
François Baillon
Mayumi Inaba (1950-2014) remporte un premier concours de poésie à l’âge de seize ans. Elle a écrit plusieurs romans et nouvelles, mais également un livre de mémoires : Vingt ans avec mon chat (1999, paru en France en 2014). Son talent a été couronné entre autres par le Prix Kawabata (2008) et par le prix Tanizaki pour La Péninsule aux 24 saisons (2011).
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