La parole aux négresses, Awa Thiam (par Yasmina Mahdi)
La parole aux négresses, Awa Thiam, Éditions Divergences, mai 2024, 208 pages, 16 €
Des multiples sujétions
La parole aux négresses est l’ouvrage fondamental d’Awa Thiam, paru en 1978, d’une anthropologue novatrice, née au Sénégal en 1950, professeure associée et chercheuse en anthropologie à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, et fondatrice du Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles. En rédigeant la préface, Mame-Fatou Niang répond à Benoîte Groult en précisant que « ces Sénégalaises, Maliennes, Guinéennes, Ivoiriennes, Ghanéennes, et Nigérianes, ne sont pas tant silencieuses que silenciées », ce qui en dit long sur la problématique des femmes africaines et le sujet abordé. Awa Thiam refuse l’infantilisation des femmes noires mais n’omet pas la complicité de nombre d’entre elles à perpétrer la sujétion à l’ordre traditionnel patriarcal et à l’asservissement de genre.
« Les Négresses ont-elles déjà pris la parole ? » ; par cette interrogation paradoxale, l’ethnographe sénégalaise soulève le très lourd silence, la chappe de plomb, qui pèse sur la femme africaine, l’effaçant de la sphère mondiale de la pensée, la réduisant au statut d’épouse, de mère socio-sacrificielle. Et ce, autant par les dirigeants en place que par les intellectuels et les « pseudo-révolutionnaires », ou encore par les féministes occidentales. « L’égalité de fait, en droits et en devoirs » n’existe pas pour ce qu’Awa Thiam nomme la « Négro-Africaine ». De plus, elle nie l’existence du passage entre un « système matrilinéaire à [un] matriarcat », qui reste une assimilation illusoire.
En effet, le système matrilinéaire postule que la femme étant l’intermédiaire régénérateur de la vie des ancêtres et de la mémoire sociale, trouve le respect qu’elle a socialement et affectivement perdu dans le patriarcat. Or comme l’indique Françoise Héritier : « Des sociétés où le pouvoir serait entre les mains des femmes avec des hommes dominés n’existent pas et n’ont jamais existé. […] Il n’y a pas de sociétés matriarcales, parce que le modèle archaïque dominant sur toute la planète est en place dès le départ. Dès que l’homme a conscience d’exister, que son cerveau commence à fonctionner, qu’il cherche à donner du sens, le modèle s’installe, en réponse nécessaire aux questions posées […]. La société des Amazones telle qu’elle est présentée ne relève que du mythe horrifié des Grecs » [entretien au Figaro].
L’étude menée par Awa Thiam, « en rien exhaustive », donne à lire les récits sur le terrain du quotidien de femmes noires accablées de grossesses, mutilées, dépendantes d’un « système polygamique » s’appuyant sur le religieux – donc soumises à de multiples sujétions… Cette étude a le mérite d’aborder des choses concrètes : l’économie domestique, la tyrannie des décisions interfamiliales, les mariages forcés, l’oppression des coutumes et les mutilations génitales. En ce qui concerne l’origine de l’excision – « la clitoridectomie et l’infibulation (…) cela procède d’un fanatisme (…) de certains musulmans fanatiques, qu’ils soient d’Arabie Saoudite, du Yémen, de la Guinée, du Sénégal ou d’ailleurs ». Néanmoins, ces supplices sont appliqués également « par des chrétiens et des animistes ». Donc, la transmission des coutumes par les femmes est en fait un « pseudo-pouvoir », obéissant à « un contrôle de la sexualité féminine par le système phallocratique ». Le patriarcat est de ce fait un « terrorisme ». Par ailleurs, la francophonie jugée « civilisatrice », ce que conteste Awa Thiam, n’a guère servi à l’émancipation des peuples, ni à leur autodétermination. De plus, la chercheuse met en vis-à-vis l’ablation totale ou partielle des organes génitaux féminins externes avec « les crimes perpétrés par des colons (…), les néo-colons et par le régime raciste d’apartheid », autant de blessures et de handicaps subis par le peuple Négro-Africain.
Awa Thiam met en valeur une parole féministe qui inaugure et dénonce la situation des femmes africaines, bien avant les militantes Africaines-Américaines, dont Bell Hooks (1952-2021). Tout comme elle, A. Thiam pointe là une focalisation des femmes blanches et des hommes noirs dans les discours d’oppression en ignorant largement le sort des femmes noires. Sa méthode d’analyse préfigure de plusieurs années le développement du concept d’intersectionnalité, désignant la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, de domination ou de discrimination en rapport au genre, à la classe, à la couleur, à la nation, la religion, la génération, le handicap, la santé mentale ou l’orientation sexuelle.
Yasmina Mahdi
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