La Paix avec les morts, Rithy Panh, Christophe Bataille (par Gilles Banderier)
La Paix avec les morts, Rithy Panh, Christophe Bataille, Grasset, janvier 2020, 178 pages, 17,50 €
Edition: Grasset
On entend souvent qu’il faut « comprendre » les génocides, les « expliquer », afin qu’ils ne se reproduisent pas. Soit. Mais on se rend vite compte que, dans le processus génocidaire, l’essentiel échappe à la compréhension et à l’explication. La Shoah est profondément irrationnelle et semble ne pouvoir s’éclairer qu’à l’aide de catégories métaphysiques ou théologiques. Elle a brisé la foi de l’espèce humaine en elle-même. À Auschwitz s’est arrêtée la route de l’humanité. Celle-ci fait depuis mine de continuer son chemin, mais le ressort est brisé. Que s’est-il fait de grand depuis 1945 ? Nous n’inventons plus que des jouets pour enfants, qui plongent leurs utilisateurs dans un bienheureux abrutissement numérique. Un poulet décapité fait encore preuve de vigueur et les ongles continuent à pousser dans la nuit de la tombe.
Tout aussi incompréhensible, le génocide cambodgien est mal connu. Vu d’Europe, il s’agit d’un événement lointain et peut-être l’empire ottoman, l’Allemagne et l’URSS avaient-ils déjà saturé la mémoire du continent. L’entreprise des Khmers demeure une tache aveugle dans l’histoire du XXesiècle. Elle n’a donné lieu – sauf erreur – à aucune œuvre littéraire majeure, analogue à L’Archipel du Goulag, ou Si c’est un homme. Au cinéma, tandis que les États-Unis impressionnaient des années-lumière de pellicule pour exorciser le traumatisme vietnamien, seul Roland Joffé s’est attaqué avec succès au génocide khmer.
Qui veut apprendre en quelques minutes ce qui s’est passé au Cambodge lointain doit lire, dans Le Studio de l’inutilité, le compte rendu qu’écrivit Simon Leys à propos du livre de Francis Deron, Le Procès des Khmers rouges. Comme le remarquait le grand sinologue belge, « ce n’est plus seulement une monstruosité (on croyait en avoir épuisé le registre), mais c’est aussi la caricature insane d’une monstruosité ».
La Paix avec les morts tient tout à la fois du document de travail, du carnet de notes prises au jour le jour et de l’autobiographie par fragments. Cinéaste, Rithy Panh a entrepris un travail de mémoire, pour arracher les victimes à la terre, à l’oubli et au négationnisme paisible qui commença dès le lendemain de la prise de Phnom Penh (célébrée par certains quotidiens français comme s’il s’agissait d’une excellente nouvelle : « Sept jours de fête pour une libération », titrait Libération le 18 avril 1975) et s’est poursuivi jusqu’à nos jours, grâce à Noam Chomsky, Jacques Vergès ou Alain Badiou, toute une intelligentsia radical chic qui n’aura jamais à répondre de son aveuglement criminel. Car autant on débat de ce que les Alliés ont pu savoir de la Shoah, autant le génocide du peuple cambodgien par ses propres dirigeants s’est accompli sous les yeux du monde, achevant de nous convaincre que l’humanité n’apprendrait jamais rien de ses erreurs.
Informé de première main, confronté au massacre des siens, Rithy Panh sait que « la nuit des rescapés n’est pas une veille : c’est l’autre monde qui ne cesse pas » (p.17). Il avait onze ans lorsque Pol Pot, « le frère numéro un », entreprit froidement de renvoyer son pays à la préhistoire. « Ne jamais clore ce chapitre. S’y allonger. Il y a là une douceur un peu fade et soyeuse, où se croisent les morts, les fantômes, les esprits » (p.136).
Gilles Banderier
Rithy Panh est cinéaste. Son travail a été salué dans le monde entier, de S21, La machine de mort khmère rouge, à L’image manquante (Prix Un certain Regard, Cannes 2013), et plus récemment Les tombeaux sans noms.
Christophe Bataille est éditeur et romancier.
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