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La nuit shakespearienne et le cinéma de Kurosawa-III Full of sound and fury : le délire, la fureur, la nuit (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 01.02.21 dans La Une CED, Les Chroniques

La nuit shakespearienne et le cinéma de Kurosawa-III  Full of sound and fury : le délire, la fureur, la nuit (par Augustin Talbourdel)

 

Full of sound and fury : le délire, la fureur, la nuit

Certains trouvent hors d’eux-mêmes le motif de leur crime, tel l’étranger qui accuse le soleil de l’avoir poussé au meurtre. Tandis que l’acte est l’objet d’un « mûrissement » dans le King Lear et d’une « disponibilité » dans Hamlet, selon la terminologie d’Yves Bonnefoy (1), il advient dans Macbeth comme une décision subite et précipitée, illustrée par l’instabilité permanente du samouraï dont le pas est toujours tremblant et frénétique, dans

 

Le Château.

« A bell rings

I go, and it is done. The bell invites me.

Hear it not, Duncan, for it is a knell

That summons thee to heaven or to hell » (2)

 

lit-on d’ailleurs dans Macbeth, laissant supposer que le glas est le véritable assassin de Duncan. Comprendre l’apocalypse shakespearienne requiert d’interroger non plus la genèse de cette apocalypse, mais son contenu et son déroulé, plein de bruit et de fureur.

Le mal du roi

« So the fool follows after » (3).

 

D’une pièce l’autre, les tragédies de Shakespeare racontent toujours l’inéluctable avènement de la folie. Jamais elle n’est définie, car « définir en quoi la folie véritable consiste, – ce serait tout simplement fou » (4). Parfois, elle se montre dès le début du drame : c’est le cas dans King Lear, où la déraison avec laquelle le roi chasse Cordelia et Kent semble « grossièrement manifeste » (5) aux deux sœurs aînées. Ran demeure fidèle à l’intrigue shakespearienne : la remarque qui vaut à Saburo d’être banni porte justement sur la folie et la vieillesse de son père (6). Lear est-il pour autant fou dès le début de la pièce ? Et le demeure-t-il tout le long ? Autant on peut facilement répondre à la seconde interrogation, et par la négative puisque les derniers éclairs de lucidité du roi lui permettent de reconnaître sa fille ; autant il n’est pas certain que Lear ait tous ses esprits dans la première scène, comme Kent le lui fait remarquer (7). En revanche, il est certain que certains êtres aiment la nuit et participent à leur folie, sans s’en rendre compte. Malgré le vœu de Lear de ne pas sombrer dans la démence – « O, let me not be mad, not mad, sweet heaven ! » (8) –, ce dernier orchestre seul son entrée dans la folie, comme le lui reproche son bouffon (9).

Malheur au pays dont le roi est un fou ! le chaos et l’apocalypse ne sont jamais loin. Le conseil de Claudius selon lequel la folie chez les grands ne doit pas rester sans surveillance (10) est suivi à la lettre dans King Lear. Un fou accompagne le roi dans son délire et tous deux sont même rejoints par le « poor Tom » que Lear appelle tantôt « philosopher », « learned Theban » ou « good Athenian » (11). Là où l’homme accuse le destin, il n’y a que la volonté humaine. Macbeth a le choix de croire ou non l’oracle et il perd donc la raison en connaissance de cause, comme les deux généraux se perdent au sens propre dans le labyrinthe de la « forêt de l’araignée » chez Kurosawa. De même, Lear s’est lui-même privé d’asile (12) et doit endurer sa folie le reste de son existence. Telle est la maladie du roi : celle dont il guérit les autres dans Macbeth et celle dont il est lui-même atteint dans King Lear, l’Hysterica passio, nom que Shakespeare emprunte à une maladie mystérieuse découverte à son époque.

Pour autant, la folie, que les personnages craignent comme une malédiction, leur apporte un grand secours. « Dans ce monde fou, devenir fou est une bénédiction » (13), dit Kyoami à propos d’Hidetora, le Lear de Kurosawa, que Régane appelle, chez Shakespeare, « the lunatic king ». En effet, le roi ne craint rien tant qu’il est fou : son délire naît quand il apprend que ses deux filles l’ont manipulé et s’achève lorsqu’il comprend que la fille qu’il a perdue était la seule qui l’aimait. Cette dernière révélation le tue, car hors de la folie, le fou n’a point de salut. Avec les mots de Kyoami : « s’il retrouve la raison, il sera tué ». Là où la raison conspire, cache et trompe, la folie protège. Sinon, pourquoi Hamlet, Edgar et quelques autres se feraient-ils passer pour fou ? Même Ophélie ne semble pas entièrement folle selon un Gentilhomme qui croit apercevoir, dans son langage, une pensée – « a though » –, « bien sinistre, quoique non arrêtée » (14).

Sans doute Macbeth est-il le seul véritable fou et le seul à sentir la démence croître en lui à mesure qu’il pénètre dans la nuit de son crime. À quoi attribue-t-il sa folie ? Selon son propre aveu, il est le seul homme à « oser regarder en face – ce qui épouvanterait le démon » (15). Ce qui épouvante le démon épouvante aussi Macbeth au moment du banquet : le spectre de Banquo, l’aveu de son forfait, le visage de l’horreur. Kurosawa opère la même résurrection momentanée dans Les Salauds où Wada, qui passe pour mort, apparaît à Shirai et le fait sombrer dans la folie. Sans doute est-ce le même fantôme qui habite les pièces de Shakespeare et les films de Kurosawa, silhouette qui erre à l’aveugle sur les ruines du monde post-apocalyptique, comme Tsurumaru à la fin de Ran. En définitive,

« Life’s but a walking shadow, a poor player

That struts and frets his hour upon the stage

And then is heard no more » (16).

 

Le dragon et sa fureur

« Come not between the dragon and his wrath » (17)

 

Si la fureur de Lear éclate dès l’ouverture de la pièce, au moment où il se compare à un dragon – métaphore qu’Edmond utilise lui aussi pour parler de son père –, elle est contenue jusqu’à la fin dans Hamlet, quitte à ne jamais trouver son expression chez Kurosawa. Pourtant, le père de Nashi injustement assassiné par Iwabuchi, dans Les Salauds, porte le nom de « Furuya », lequel rappelle le « fury » de Shakespeare. Autrement dit, la fureur engendre la fureur. Dans Le Château, l’« esprit malin » apparaît dans le bruit, accompagné d’un rire maléfique qui fait trembler la forêt, et disparaît en laissant derrière lui la fureur dans le regard de Macbeth et dans ses mouvements. L’excitation colérique de Washizu rappelle celle de certains personnages dans Les Sept Samouraïs, particulièrement Kikuchiyo, signe que la précipitation dans les gestes et la tension dans les regards caractérisent la culture du Japon médiéval. La fureur a la nuit pour sœur, puisque l’une ne survient jamais sans l’autre : dans King Lear, la furieuse tempête qui secoue la forêt fait trembler tous les êtres, même ceux qui aiment la nuit. « Les cieux en fureur – éprouvent jusqu’aux rôdeurs des ténèbres – et les enferment dans leur antre » (18), dit Kent à Lear qui, plongé dans sa propre nuit, ne semble pas se rendre compte de l’apocalypse qui le guette. Dans Ran, cette dernière est suggérée par un soleil de plomb et un ciel, bas et lourd, qui pèse au-dessus de l’abri de fortune.

En outre, la « fury » shakespearienne se manifeste d’une part dans les éléments qui siègent dans le macrocosme – l’air, la terre, le feu –, d’autre part dans le microcosme humain, c’est-à-dire au sein des êtres. La tempête empêche les deux généraux de poursuivre la route dans Le Château ; la révélation a lieu sous terre dans Les Salauds, dans le décor post-apocalyptique d’un terrain vague ; les châteaux brûlent un à un dans Ran, sous le regard désolé et déjà perdu d’Hidetora. Reste que la fureur réside d’abord dans les personnages et qu’elle constitue même l’essence de certains, si bien qu’une fois leur colère assouvie, ils disparaissent, comme c’est le cas d’Hamlet. Ce dernier porte en lui un feu qu’il craint de laisser refroidir (19) en tardant à agir. De même, le chevalier dit de Lear qu’il est « – en lutte avec les éléments courroucés ; – il somme le vent de lancer la terre dans l’Océan – ou d’élever au-dessus du continent les vagues dentelées – en sorte que tout change ou périsse » (20). Autrement dit, il porte en lui un chaos semblable au chaos qui le porte. Chez Macbeth et Lear, la fureur ne s’éteint jamais, sinon dans la mort : c’est à la nuit de briser la nuit.

 

La mort du sommeil

« Sleep no more !

Macbeth does murder sleep » (21)

 

Après son crime, Macbeth confie à Lady Macbeth avoir entendu quelqu’un prier pendant son forfait et se désole de n’avoir pu conclure la prière par un « Amen » :

 

« But wherefore could not I pronounce “Amen” ?

I had most need of blessing, and “Amen”

Stuck in my throat » (22).

 

On songe à la phrase de Baudelaire : « L’homme qui fait sa prière, le soir, est un capitaine qui pose des sentinelles. Il peut dormir » (23). La prière n’a pas été achevée et les sentinelles de Duncan, enivrés par Lady Macbeth, se sont endormis. Il ne peut plus y avoir de sommeil, de ce sommeil innocent qui démêle l’écheveau embrouillé du souci. Plus de sommeil, cela signifie aussi plus de matin ni de nuit : autrement dit, Macbeth plonge le monde dans une nuit éternelle. Telle est la nuit qui ne trouve jamais le jour dont parle Malcolm. Telle est aussi la « fin promise du monde », puisque l’eschatologie shakespearienne s’accomplit lorsque le pur est souillé et l’innocent tué, comme à la fin de King Lear. Devant le spectacle de Lear agonisant, avec Cordelia morte dans ses bras – spectacle similaire à celui de Duncan qui baigne dans son sang dans Macbeth –, Kent et Edgar s’interrogent :

 

« Kent : Is this the promis’d end ?

Edgar : Or image of that horror ? » (24)

 

Il faut attendre la chute de l’histoire, pleine de bruit et de fureur, que raconte l’idiot, pour comprendre qu’elle ne signifie rien.

 

 

Augustin Talbourdel

 

 

(1) « Readiness, Ripeness : Hamlet, Lear », Yves Bonnefoy, in Shakespeare : théâtre et poésie, Chap V, Avril 2014, Gallimard, p.160.

(2) « La cloche sonne.

– J’y vais, et c’est fait ; la cloche m’invite. – Ne l’entends pas, Duncan, car c’est le glas – qui t’appelle au ciel ou en enfer » (Macbeth, II, 2)

(3) « Sur ce, le fou ferme la marche » (King Lear, I, 4)

(4) « To define true madness,

What is't but to be nothing else but mad ? » (Hamlet, II, 2)

(5) « with what poor judgment he hath now cast her off appears too grossly » (King Lear, I, 1)

(6) « Je dis qu’un tel père ne peut être qu’un fou ou un vieillard sénile » (Ran)

(7) « When majesty falls to folly » (King Lear, I, 1)

(8) « – Oh ! que je ne devienne pas fou, pas fou, cieux propices ! » (King Lear, I, 5)

(9) « Lear : Dost thou call me fool, boy ?

Fool : All thy other titles thou hast given away ; that thou wast born with ».

« Lear : Est-ce que tu m’appelles fou, garnement ?

Le Fou : Tous les autres titres, tu les as abdiqués ; celui-là, tu es né avec » (King Lear, I, 4)

(10) « Madness in great ones must not unwatch'd go » (Hamlet, III, 1)

(11) King Lear, III, 4.

(12) Goneril : « Tis his own blame ; hath put himself from rest

And must needs taste his folly » (King Lear, II, 4)

(13) « In a mad world, only the mad are sane » (Ran).

(14) « Her speech is nothing,

Yet the unshaped use of it doth move

The hearers to collection ; they aim at it,

And botch the words up fit to their own thoughts ;

Which, as her winks, and nods, and gestures yield them,

Indeed would make one think there might be thought,

Though nothing sure, yet much unhappily ».

« Son langage ne signifie rien, – et cependant, dans son incohérence, il fait – réfléchir ceux qui l’écoutent. On en cherche la suite, – et on en relie par la pensée les mots décousus. – Les clignements d’yeux, les hochements de tête, les gestes qui l’accompagnent, – feraient croire vraiment qu’il y a là une pensée – bien sinistre, quoique non arrêtée » (Hamlet, IV, 5)

(15) « Ay, and a bold one, that dare look on that. Which might appall the devil » (Macbeth, III, 4)

(16) « La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien – qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène – et qu’ensuite on n’entend plus » (Macbeth, V, 5)

(17) King Lear, I, 1

(18) « The wrathful skies

Gallow the very wanderers of the dark,

And make them keep their caves » (King Lear, III, 2)

(19) « This deed I’ll do before this purpose cool ».

« J’accomplirai cette action avant que l’idée refroidisse » (Hamlet, IV, 1).

(20) « Contending with the fretful elements ;

Bids the wind blow the earth into the sea,

Or swell the curled waters 'bove the main,

That things might change or cease » (King Lear, III, 1).

(21) « Macbeth : Methought I heard a voice cry, “Sleep no more !

Macbeth does murder sleep” – the innocent sleep,

Sleep that knits up the raveled sleave of care,

The death of each day’s life, sore labor’s bath,

Balm of hurt minds, great nature’s second course,

Chief nourisher in life’s feast ».

« Macbeth : – Il m’a semblé entendre une voix crier : « Ne dors plus ! – Macbeth a tué le sommeil ! ». Le sommeil innocent, – le sommeil qui démêle l’écheveau embrouillé du souci, – le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain du labeur douloureux, – baume des âmes blessées, second service de la grande nature, – aliment suprême du banquet de la vie ! » (Macbeth, II, 2).

(22) « – Mais pourquoi n’ai-je pas pu prononcer Amen ? – J’avais le plus grand besoin de bénédiction, et le mot Amen – s’est arrêté dans ma gorge ! » (Macbeth, II, 2).

(23) Charles Baudelaire, Œuvres complètes, 2 vol., éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975-1976, t. I, p.672.

(24) « Kent : Est-ce là la fin promise au monde ?

Edgar : – Ou bien l’image de son horreur ? » (King Lear, V, Scène 3).

 

Nos éditions de référence pour les pièces de Shakespeare citées sont : Othello, Le Roi Lear, Macbeth, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 1969 ; Comme il vous plaira, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 1993 ; Hamlet, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 2005.

 

 

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A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).