La nuit est toi, Claire Boitel (par Murielle Compère-Demarcy)
La nuit est toi, Claire Boitel, Éditions Fables fertiles, avril 2022, 96 pages, 15 €
Une narratrice hantée par un récit commun aux multiples diffractions… Mise en abyme de l’acte scriptural littéraire plongeant jusqu’à l’abysse de « la mer écrite » (Marguerite Duras) et dédoublement presque dostoïevskien ou nervalien transportant (transe portant) le lecteur « dans les méandres envoûtants de mystérieuses variations organiques, quasi intuitives », défiant la stabilité du sol. Déviances ou déséquilibres fulgurants voire effondrements de nos centres de gravité qui, nous jetant hors, se dérobent parfois ou font que nous sentons à notre insu le sol se dérober sous nos pas marchant à vue, à l’aveugle ou pris de vitesse, sous nos avancées chaotiques…
La nuit est toi de Claire Boitel est de ces récits aux versants sombres et visionnaires, sans être tout à fait obscurs, à la frange du réel et des zones fantastiques où l’être à tâtons avance, trébuche, VOIT son jumeau inversé dans le miroir, bouscule les repères, près de basculer dans le vide abyssal tentaculaire d’un monde peuplé. La nuit est toi retentit d’une lumière qui perce l’abcès de nos noirs silences serrés entre nos mâchoires d’angoisse, là où les loups les louves de la nuit lunaire ont des dents étincelantes au bord de la bouche rouge incendiée par le craquement des mots
Des mots qui n’en finissent pas de nous appeler ; d’épeler l’alphabet de nos mystères ; qui ne finissent en aucun lieu/topos l’œuvre inachevée toujours en cours sur le palimpseste de nos mémoires oublieuses ou mélancoliques si vives d’enrouler les strates de nos cheminements d’existence, si vives de court-circuiter parfois, pour survivre, les éclats brûlants de nos vécus labyrinthiques parsemés de nos éclaboussures, de lave refroidie, de pierres stellaires, d’esquilles en déroute sous nos corps-météores en alerte, en quête de sensualité violentant l’amour se faisant violence par amour jusqu’à ressusciter de sa petite mort…
Atomisé, le temps s’y agrège en vertiges et s’y désarticule dans la multitude de diffractions opérées par la traversée d’espaces successifs au contact d’obstacles visibles ou invisibles. Dans tous les cas, l’étonnement subjugue qui fait les frais ou fait l’objet de ces rencontres mystérieuses.
C’est ainsi que les deux personnages qui se rejoignent dès le début du récit, sont réciproquement comme hypnotisés par leur rencontre :
Il me regarda avec un tel étonnement que nous restâmes ainsi, silencieux, quelques instants.
J’allais le voir tous les après-midi. Il tirait de moi les fils de ma sensibilité. J’étais sa marionnette. Il m’avait aspirée dans son récit.
Le phénomène de diffraction, rappelons-le, consiste dans une déviation des rayons lumineux au voisinage des corps opaques. Au sens figuré, les corps opaques dans le noir de nos vies présentent un éventail de formes et peuvent constituer divers obstacles au flux ou à la fluidité de nos démarches. L’obstacle ou la fente rencontrés influe sur la direction du faisceau de la lumière et le modifie. Ainsi le cours d’une vie immergée originellement dans l’obscur vivant et respiratoire du silence, accède dans une sorte de rapt à la lumière et, sur le chemin de ses avancées et stations, se diffracte dans des directions différentes de la position initiale, s’acheminant entre zones lumineuses et sombres. Le récit ici de la narratrice, polyphonie interprétée sur le lit de plusieurs voix/voies singulières, peut jouer et rejouer la partition de l’être dans la mesure où interviennent, en parallèle, des phénomènes de longueur d’onde partagée et d’interférences électives. Or, ces deux paramètres ne désignent-ils pas ce qui vibre et se joue de façon majeure et déterminante sur la portée de nos existences lorsqu’elles deviennent habitées : peuplées d’affinités inhabituelles ?… La rencontre mystique que La nuit est toi propose (« Je veux être ton mystique » est la phrase-incipit du manuscrit remis à la narratrice par celui qui croit voir en elle celle qu’il a connue et qu’il prénomme « Éléonore ») – hors sol, hors des cadres logiques du monde du commun des mortels, voire au-delà du temps réel – incorpore une autre dimension que l’écriture de Claire Boitel parvient à incarner par l’aigle-à-deux têtes d’une prise de possession de l’Un par l’Autre, jusqu’à confondre deux identités après leur dédoublement : un rapt, un ravissement, comme l’effraction érotique consentie soulevant l’âme de deux corps par la violence sensuelle et la sensualité violente d’un combat où l’ange peut être diabolique à ses heures et le diable se révéler angélique. Envoûtement d’un corps par plusieurs âmes comme l’inspiration de l’Écrire s’impulse et se déclenche malgré soi, comme le Je-narrateur – ici Je de la narratrice – se laisse « engrosser » par ses personnages avant de les (ac)coucher sur la page :
Une force sans nom me fit sortir de mon sac un cahier et un stylo. Je ne m’appartenais plus, quelqu’un m’avait pénétrée et dictait les phrases à mes doigts.
Quelque chose de Georges Bataille se laisse percevoir dans La nuit est toi de Claire Boitel (ndla : les premiers écrits de G. Bataille furent signés du nom d’auteur Pierre Angélique… angélique…), au vu du transgressif qui y circule et se tient au point de bascule entre plongée et extase (érotiques, religieuses – foudroyantes : orgasmiques) aussi bien qu’au vu de la transgression comme critère du littéraire :
Je veux être ton mystique. Je veux m’agenouiller devant toi. Je veux me souiller pour que tu me laves de ton regard. Il faut que tu inventes un baptême, que tu accomplisses des miracles, que tu meures et que tu ressuscites !
(…)
Sur les dalles glacées de mon imagination, je m’effondre, et tu dardes tes rayons sur moi. Je sens tes yeux jaunes. Je t’envoie mon âme, mon intimité. Mon cou et ma tête s’abandonnent, le plaisir ricoche de part en part dans ma chair, tu me tues.
Il y a aussi quelque chose de nervalien chez cette « Fille du feu » qu’incarne Eléonore en qui l’homme au manuscrit, alité, croit reconnaître la narratrice (« Tes cheveux sont d’un blond vénitien, l’étincelle venue de la fenêtre y met le feu »). Un pacte est comme scellé d’entrée dans le récit entre les deux protagonistes – l’un donateur d’un manuscrit à l’autre destinataire –, la narratrice se retrouvant à son insu l’expéditrice et la lectrice d’un manuscrit que lui confie un homme aux yeux « bleu pâle hypnotique » et aux cheveux « d’un blanc immaculé », en lui disant :
Je ne m’en suis jamais séparé. Tiens, prends-le. Quand tu l’auras lu, reviens me voir. Je serai peut-être mort. Qu’importe.
Ce pacte se trouve proposé alors que le donateur est bouleversé par la ressemblance de celle à qui il confie son manuscrit avec une certaine « Éléonore »… :
– Vous lui ressemblez tant avec vos yeux verts et vos cheveux d’un blond vénitien. Mais oui, tu es Éléonore.
Dès lors une sorte de mystique envahit la nuit (qui est bien LE lieu privilégié) de ce récit, sorte de « conte hérissé » dont les personnages cherchent à l’instar du lecteur « la sève et le sang ». Empreints de sensualité de sexualité et d’un rapport de force incontestable, les liens qui soudent les protagonistes nous jettent dans une arène où la mise à mort est mise sous tutelle consentie et l’amour possession, emprise, infernale ou subliminale (« Ton sexe est un sous-bois où dans l’élan de la chasse à courre je pourchasse le cerf, je piétine, je t’écrase » / « (…) tu es abominable et je t’aime », lit-on dans le manuscrit) :
Marchons à quatre pattes, luttons dans l’argile sablonneuse, pétrissons-nous, façonnons-nous mutuellement des casques de cheveux et de boue pour la guerre et pour la douceur.
Outre que le temps fictif du récit dans La nuit est toi n’est pas le temps d’un vécu réel, le style de Claire Boitel et le souffle entre les lignes d’une voix poétique engendrent une écriture littéraire empreinte d’images où le mystérieux côtoie l’étrange et nous transporte dans le flux de pages aussi denses qu’enfiévrées. La singularité de la narratrice – présence forte dont l’auteur du manuscrit dit en écho de son « Absence » :
Je suis derrière les barreaux de cristal de ton Absence. Tu es l’animal transparent qui me déchire. Quel cirque solitaire où le Fauve, toi, griffe tranquillement l’Humain ! Je sublime l’horreur des gradins et de la piste vides en t’inventant présente.
La forte Présence de la narratrice, donc, semble dans le même temps happée/avalée par une dépossession que provoque la rencontre de l’Autre (l’Autre comme un Revenant ou l’Autre voyant en elle l’Image de Sosie), et c’est tout un cheminement identitaire qui s’en trouve démultiplié et emporté, par le biais d’un phénomène de diffractions, confronté à la puissance magnétique et vraisemblable de l’Image (« image de ») lorsqu’elle hante/habite l’Être à la force du mental. La Présence de l’Autre – fragmentaire, segmentée par des représentations qui en diversifient l’identité, réelle ou fantasmée – se joue dans une situation de l’intrigue où plusieurs histoires s’imbriquent les unes dans les autres et confèrent au récit de La nuit est toi de Claire Boitel une tonalité hors normes propice au surgissement d’une réalité fictive atypique. Nous pourrions nous trouver après tout à l’intérieur de ce récit comme à l’intérieur d’un grimoire de sorcière (« Tu es l’Enfant. La Sorcière » écrit le narrateur du « MANUSCRIT ») ou, pourquoi pas, dans une forêt des songes (« Dans la forêt où nous nous aventurons, chaque aiguille de sapin a une odeur acidulée, les cailloux dorment, nous perdons nos âges, nous sommes elfes ») ou encore sur une île enchantée (« Sur l’île, tes seins sont des noix de coco et moi, singe, je les casse et je les bois »). Cet agglomérat d’identités représentatives ou fantasmées de plusieurs personnes fusionnent jusqu’à ne plus faire qu’une seule chair, un seul univers : une nuit immersive enveloppant l’identité totale d’une individualité multiple universelle.
Forêt d’aventure, la nuit qui revête et dont s’enveloppent les protagonistes les guide sur les sentes de traverse d’un territoire connu sur lequel se trouve planté « le drapeau Mystère » et qui laisse passer le jour par des fenêtres grandes ouvertes : « Cesse de te morfondre dans ton château aspergé de nuit. Ouvre les fenêtres et c’est le jour par poignées, langues et lianes de lumière ». Et si la mort rôde et tente même les rôdeurs : « Nous creusons notre tombeau avec nos mains veinées de sang. Nous nous allongeons dans le trou plein de vers, de frissons, de caillasse. Nous nous serrons l’un contre l’autre en ayant à l’esprit que c’est le plus beau jour », c’est que l’amour se vit à mort et simultanément au-delà, dans un même espace ; c’est que « la nuit est toi » et que l’épreuve de « la beauté immense » passe par le trépas qui se transcende et se sublime. L’amour au-delà de la mort ravit l’amant tout aux retrouvailles de son aimée et tout mouroir devient miroir où se retrouver se confondre se fondre dans l’être aimé :
J’ai beau chercher parmi les morts, aucun comme toi n’a cette merveilleuse opacité. En levant le bras, tu charries tout un monde accroché à ton mouvement.
Je suis à ton chevet. Les saisons me passent sur le corps. Je meurs moi aussi pour te retrouver. Nous sommes ce paradis bicéphale, la chute des oiseaux, l’explosion du volcan en rubis.
Tu es, comme si une fée me tricotait en toi.
Mes pensées tombent sur les tiennes telle la neige sur la neige.
Tu es mon miroir, mon négatif et mon rêve.
La mort est vaincue : vécue, à dessein de ressusciter l’amour connu, par-delà la perte traumatique. La nuit est toi figure cet espace-temps sidéral et de sidération, où se reconnaître soi-même dans l’Autre Alter Ego de l’Amour partagé. Où garder foi : « J’ai foi en toi », « Je veux te ravir aux torrents noirs et aux ouragans » écrit le scripteur du manuscrit. Et élever l’Autre, l’Alter Ego aimant et aimé, sur les marches du sacré, jusqu’à toucher Dieu (« Le moindre de tes pas sera sacré. Ta silhouette sera celle de Dieu »).
Qui est cet homme aux yeux d’iris très clairs qui braque son regard sur la narratrice en qui il dit reconnaître Éléonore ? Un vieil homme aux yeux très clairs d’un « bleu pâle hypnotique » apparaît dès l’entrée du livre, qui remet son manuscrit à la narratrice en qui il VOIT Éléonore ; quatre chapitres plus tard, « un homme d’âge moyen » cette fois, « blond, singulièrement beau » est lui aussi « alité » et comme le vieil homme du premier chapitre scrute la narratrice au point que celle-ci a l’impression « d’être passée au fil du laser », en disant : « Je te reconnais : tu es Éléonore ». Mais cette fois-ci le récit plonge davantage dans les profondeurs de nos consciences errantes sur l’océan du Temps et joue avec les repères chronologiques et les marqueurs identitaires analogues des personnages, en entremêlant les données déictiques et en passant d’un personnage à l’autre sans que les éléments circonstanciels/circonstanciés du texte ne nous l’annoncent. C’est ainsi que dans le même chapitre IV le lecteur se retrouve propulsé à l’intérieur de la conscience d’un personnage à l’autre, sans transition, comme à l’intérieur d’un appartement il passerait d’une pièce à l’autre, propulsé à son insu face à une porte à ouvrir sans qu’aucune signalétique ne l’ait guidé. Si le lecteur immerge au début du chapitre IV dans la vision de la narratrice qui, « un jour, (ouvrit) une porte » et se retrouva devant un homme blond, « singulièrement beau » et d’âge moyen qui voit en elle Eléonore, le même lecteur saisit une page et quelques lignes plus loin qu’il est d’un coup entré sous la peau d’un homme qui, « arrivé au village », pousse la porte d’une brasserie où s’ouvre un nouveau monde : une nouvelle dimension psychique : celle d’un autre point de vue. L’onomastique imprécise des lieux participe à l’étrangeté des mondes parallèles parcourus par le lecteur alors que le fil du récit, malgré tout, continue de se dérouler autour d’un centre névralgique autour duquel gravitent les différentes réalités narratives.
La force de Claire Boitel est de transporter le lecteur dans un voyage initiatique où l’écriture dévoile, par le biais de personnages reliés par des concordances factuelles au-delà du temps chronologique, la complexité mentale de nos vies souterraines en continuelles résurgences. Plongé « dans les méandres envoûtants de mystérieuses variations organiques, quasi intuitives », ainsi que le note pertinemment la quatrième de couverture de La nuit est toi – au fil de métamorphoses ou d’anamorphoses, au fils d’amours violentes ou contrariées (relations homosexuelles teintées de sado-masochisme, relations amoureuses déclinées dans un rapport de forces entre domination et soumission entre prédateurs et leurs proies), au fil de rencontres provoquées par ce « hasard objectif » à l’œuvre dans nos vies et souligné par les Surréalistes, le lecteur expérimente par ce dense récit hallucinatoire le potentiel illimité de ses propres représentations d’une réalité viscéralement multiple et aux apparences démultipliées, lesquelles peuvent même ouvrir le champ à des dédoublements de l’être à toute heure trébuchant dans une pleine lumière trop évidente pour être vraie.
Dans la glace de la salle de bains, mon jumeau inversé sourit. Il a les yeux bleus.
Tu trembles de froid.
Ta peau blanche, ta bouche rouge, tes cheveux blond vénitien, je veux en faire un bouquet éternel. Tu me regardes. Je n’existe pas.
La récurrence de certains marqueurs descriptifs au sein de la narration enfin, révèle des tics obsessionnels du langage qui résonnent souvent sournoisement sous la placidité affichée de nos vies, lesquelles, à fleur de mots manqués de lapsus de logorrhées (dis-)simulées ou de répétitions, en disent souvent long sur nos rives encourues ou nos dérives…
La nuit est toi de Claire Boitel n’est-ce pas, au fond, l’immensité faite immatérielle incarnée par la tectonique sismique des mots ? Par les interstices les brèches de strates fracturées et projetées sur les dalles en perpétuelle construction de l’imagination, ce récit ravive les entrailles de l’art littéraire qui nous donne à voir dans La nuit est toi l’infinie prescience et le pouvoir infini de la Littérature laquelle, ouvrant des portes, n’a de cesse de nous faire découvrir la force immense du vivant, immensément étonnant. La Littérature, comme la nuit, ne s’ouvre-t-elle pas en son fondement essentiel sur l’infini dans le geste paradoxal de faire voir les limites ? Aussi, « l’art ne doit pas se faire annoncer, il doit surgir là où on ne l’attend pas, par surprise » murmure le meurtrier de la narratrice alias Eléonore en reprenant les mots de Jean Dubuffet. La nuit est toi Sur-Gît ainsi, là où on ne l’attend pas et son effet de surprise, de sidération, à coups sûrs ne s’arrêtera pas avec la dernière phrase de son récit…
Murielle Compère-Demarcy
Native de Boulogne-Billancourt, certifiée d’italien, lectrice-correctrice dans l’édition, Claire Boitel (née en 1972) a donné notamment, en poésie, Le Chirurgien des braises (1997), Les Os voyeurs (2000) et Objets de la Demoiselle (2019). Et a également publié quatre romans, dont Vitamines noires (2020).
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