La Nouvelle Revue Française, sous la direction de Michel Crépu, n°624
La Nouvelle Revue Française, sous la direction de Michel Crépu, n°624, mai 2017
Edition: Gallimard
C’est la force de la direction de Michel Crépu que de transformer, (notamment) en ce numéro de mai, La Nouvelle revue française en recueil humaniste, accueillant – diversité vitale – les extrêmes, c’est-à-dire aussi bien la rupture amoureuse (troublante façon qu’a la lumière de se blesser dans la mer et de nous laisser exsangue) dans sa diction la plus singulière et une confession débarrassée de toute pose redonnant vie à des moments avec Christian Louboutin ou volés au temps, lors d’un bal organisé par la maison Dior.
Commençons par la rupture amoureuse. Commençons par le très beau poème La Tristesse Victor de Stéphane Bouquet, lequel pourrait dire de Victor ce que Duras disait à Michelle Porte de sa maison : « Je pourrais parler des heures de cette maison, du jardin. Je connais tout, je connais la place des anciennes portes, tout, les murs de l’étang, toutes les plantes, la place de toutes les plantes, même des plantes sauvages je connais la place, tout ».
Lisant Stéphane Bouquet (par exemple ces deux vers : « même le smoothie de lumière qui reconstitue normalement les choses / et pile éclaire la queue de métal bleu vert de quel oiseau à l’instant ? »), l’on songe à Godard qui a confié, inspiré par l’étymologie, à Hervé Guibert : « Il faut des métaphores pour accomplir des distances ; sans métaphores les gens ne quitteraient pas leurs maisons le matin et n’y rentreraient pas le soir ».
Voici 8 fragments choisis de ce poème d’abandon abandonné au morcellement où vit, recueillie, une lumière.
1. « Au début en son absence je papotais interminable / pour apaiser l’impatience et l’attente, par ex. un enfant babille à Pâques / puis va dans le jardin ramasser les lapins de l’étreinte si la tradition / existe toujours ou c’est l’apéro et l’alcool aide à recréer les conditions / idéales de chaleur de deux corps qui viennent d’effectuer la rencontre / justifiant l’existence ».
2. « [T]outes […] choses […] ont sûrement plus de sens / à deux ou un autre sens insaisissable sans toi, ce pourquoi je parle / & parle pour entretenir l’illusion […] ».
3. « À l’époque où tout se précipitait à la surface / comme une limaille happée par la caresse : ne cherche pas au-delà du Ier / millimètre, l’être s’arrête sans retour ensuite, c’est ce que j’ai totalement / compris dans la fougue que nous avions commune. D’une / certaine / façon, c’est vrai, « l’être n’est pas » (Gorgias), il y a seulement l’impulsion / contenue dans les gestes des choses. Hier, par ex., J5 de l’attente / inutile, la pluie écrase le pollen (essentiellement bouleau) par terre et / les gorges ont cet instant de répit idéalement identique à : – attends, souffle-t-il / une fois et il organise la boule de nous comme dans le paradis / d’Aristophane quand tout n’arrête jamais de tourner dans un cercle perpétuel, bêtement / mes bras autour de lui et les siens dans un enchevêtrement infrangible. / – Tu vois (dit-il matin de J0) il faut simplement que tu me laisses / partir, c’est fini. J6 et 7 ont assisté silencieusement à l’intensité / du printemps, sous soleil & fleurs & feuilles dopées aux profusions / surabondantes de pluie et on travaillait derrière des verrières entourées / de beaucoup de chants de beaucoup d’espèces d’oiseaux […] ».
4. « [Q]ui lui traduira les dangers, qui / le protégera pour toujours et pour partout dans sa géographie inaccessible ».
5. « [P]eut-on écrire un poème qui soit l’espoir, assez l’espoir / pour que l’élan reparte, assez la réconciliation pour avoir le droit / encore à sa voix qui viendrait comme ça déblesser tout des choses ».
6. « Je viens de lire par hasard dans Basile de Césarée une description / précise des cicatrices que tu me laisses où tu est lui à la dernière minute / de notre ultime coprésence quand il a remonté les marches pour / m’embrasser : “le propre de la chair [sous entendu en ton absence] est / d’être coupée, d’être diminuée, d’être désagrégée” ».
7. « C’est le nord, c’est plus tard, les arbres ébahis de blanc à nouveau, / il n’y a heureusement pas de bouleaux hyper allergéniques ici, et se réalise / cette sorte de contre-miracle : si peu de semaines et c’est déjà le second / printemps sans toi. Les autres sont étendus sur l’herbe et le font n’est-ce pas, / ils s’adonnent à l’articulation du mot salvateur ».
8. « Si j’écris un Livre de Victor perso, si je dresse juste / la liste des homonymies de lui en nous, si jour après jour, sentira-t-il / l’aubépine ou le bouleau ou le savon ou n’importe quoi qui rappelle / que le présent aurait été possible ? Passe à autre chose conseille l’nième /oreille. C’est J43 ou 4, le compte est perdu. Passe à autre chose. / C’est sûrement sage. Mais y a-t-il autre chose ? Car vois-tu où tu est toi / se dispersant dans l’élégie totale, un monde nous avait été tendu et nous / avions assez de quatre (4) mains pour le prendre. Je le sais de source sûre / et tranquille. Il suffisait de s’entre-passer les matériaux de construction / et la sophistiquée maison d’architecte, piscine et tout, se serait élevée simplement / sans plan préalable, puisque d’une si miraculeuse manière, nous étions le plan ».
Sans transition (comment trouver une transition autre que le silence après cette voix de laine augmentée de lumière, au plus près de la peau ?), donnons maintenant voix à Eva Ionesco et à Simon Liberati (cf. « Formes sombres ») :
« Lorsque je suis arrivée chez lui pour déjeuner, Safquad le boy défaisait les valises tandis que Christian [Louboutin] se préparait dans la salle de bain. Dans la cuisine rien n’avait été préparé, sur la table de marbre gris les candélabres d’Italie brillaient d’un éclat éteint et je voyais à peine derrière les stores baissés les chambres de l’hôtel Hyatt. Les rayons d’un soleil clair et printanier traversaient les vitres du salon pour venir danser sur l’eau bleu marine d’un long aquarium se berçant d’un mouvement perpétuel. Son appartement vide et silencieux ne faisait qu’en faire jaillir la charge luxueuse, et au moment même où cela me parvenait à l’esprit il m’a semblé que c’était là le propre du vide et du silence. […]
Même malade je voulais aller au bal Dior, Simon s’était masqué et Louis, mon tailleur, avait retaillé deux robes blanches années 1950 du style New Look. Mais estimant que le blanc serait trop voyant et me rendrait encore plus malade, j’ai mis une vieille robe Vivienne Westwood, “les vieilles robes sont comme les vieux amis” disait Coco Chanel. Le bal inspiré du mariage Santo Domingo était splendide, […] le thème Fairy Tales me plaisait particulièrement, nous avons couru Simon et moi dans le labyrinthe éclairé par une énorme lune d’argent gonflée à l’hélium, elle flottait au-dessus de nos têtes et des licornes blanches. Nous nous sommes perdus dans le froid glacé et les dédales de verdure, impossible de savoir où se trouvait exactement la piste de danse parce qu’elle se reflétait au-dessus des jardins dans un immense ciel miroir si bien qu’elle semblait se trouver dans la prolongation de nos pas et aussi derrière nous. Nous avons dansé sous un grand arbre plein de rubans (j’ai appris par la suite qu’il était rempli de cadeaux et qu’il suffisait de tirer sur les rubans pour les avoir) puis j’ai bu de la vodka au carré VIP. […] Le coin pâtisserie faisait carton-pâte, la table jonchée de têtes de faunes, de pièces montées, de colonnades et de grosses pommes luisantes m’avait ouvert l’appétit et j’ai entraîné Simon à manger du gâteau avec les doigts ».
À suivre
Matthieu Gosztola
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