La muraille de lave, Arnaldur Indridason
La muraille de lave. Métailié noir. Mai 2012. 319 p. 19,50 €
Ecrivain(s): Arnaldur Indridason Edition: MétailiéLa maîtrise d’Indridason dans ce genre qu’il a beaucoup contribué à élever au rang d’art absolu – le roman noir venu du Nord – est époustouflante. On le sait depuis des années. Le point d’orgue de cette virtuosité a sûrement été le « Betty » d’octobre 2011. Le maître islandais nous y prenait par la main, dans un blues familier qui nous berçait de certitudes, avant de nous piéger en plein milieu du gué dans un jeu de miroir où on ne trouvait plus soudain nos repères. (Recension de "Betty" par Léon-Marc Levy)
Dans ce nouvel opus, Indridason remet ça. Sur des registres très différents bien sûr.
Erlendur, son héros triste et débonnaire est parti. En « vacances » sur les lieux de son enfance, voyage entouré de mystère. En son absence, son collègue, Sigurdur Oli, se retrouve en charge d’une affaire explosive, mêlant le destin d’un homme brisé par les viols incestueux qu’il a subis dans son enfance, le meurtre de la femme d’un couple échangiste qui tentait de faire chanter une de leurs rencontres, la mort mystérieuse d’un homme d’affaires emporté par le rêve « mondialiste » et doré de l’Islande nouvelle. Et maître Indridason nous épate ! Les trois intrigues s’entrecroisent dans une construction parfaite, haletante, noire comme l’hiver. Comme ce jour sombre où un homme a disparu sur la « Svörtuloft », falaise de lave au pied de laquelle la mer s’écrase en des tourbillons effrayants. La muraille de lave.
La Svörtuloft. « Les sauveteurs avaient expliqué aux trois citadins que Svörtuloft était le surnom que les marins avaient donné à ces falaises au pied desquelles un grand nombre de bateaux avaient sombré. La dernière vision de ceux qui se trouvaient à leur bord était cette muraille noire. Entaillés de profondes crevasses, les bords dangereusement découpés du plateau de lave s’effondraient constamment sous les assauts de l’océan. »
La Svörtuloft. Ce n’est pas qu’une falaise. « Vous savez que le bâtiment de la Banque centrale est surnommé ainsi. Svörtuloft, la muraille de lave. » Et là aussi, bien des hommes vont s’écraser, happés par leur appétit d’argent et de pouvoir. Indridason déplie sa métaphore implacable en un récit dont on comprend vite qu’il est marqué du sceau de l’inéluctable, de la tragédie. Pas seulement celle de la fiction qu’il nous raconte et qui nous emporte, mais aussi, et surtout, celle d’un monde réel qui devient fou et mène les hommes à leur perte.
L’autre tour de force d’Indridason dans cette œuvre est son héros « d’occasion » : Sigurdur Oli. Comment faire porter une enquête qui mène les lecteurs au cœur des cœurs humains en la confiant à un personnage aussi parfaitement insupportable que ce policier ? Oli est ignoble, disons-le : fascisant, fasciné par le libéralisme américain, violemment hostile à toute idée progressiste, à toute démarche de sympathie humaine. Il agresse tous les gens qu’il interroge, particulièrement les plus faibles, les plus fragiles. Il insulte et brutalise les jeunes délinquants pour lesquels il ne trouve jamais la moindre miséricorde. Il a épuisé la patience de sa femme, écoeuré ses collègues, découragé ses parents. On se prend à le détester totalement. Et c’est quand on le déteste le plus qu’Indridason, encore une fois, va tordre le cou à nos certitudes, à nos représentations. Arnaldur Indridason n’écrit pas pour des lecteurs. Il écrit à ses lecteurs et, sans cesse, il leur dit que la littérature est une dangereuse illusion, un formidable outil de manipulation, et que nous, lecteurs, sommes le gibier parfait pour sauter à pieds joints dans les pièges de la fiction. C’est là la leçon du maître islandais. La littérature ment. Pas en tenant des discours mensongers, mais elle ment par nature, par structure, parce qu’elle est une parole décalée du réel, hors réel. Parce qu’elle est la marionnette d’un maître d’œuvre qui n’a d’autre dessein que de nous berner, de nous bercer dans un univers falsifié.
Sigurdur Oli nous stupéfie. Au terme d’une traversée des âmes noire comme l’encre. La fin du livre sonne comme une prière désespérée.
« Plus loin, vers l’intérieur du cimetière, il remarqua la présence d’une silhouette sur une tombe. Il l’observa longuement. Elle demeurait parfaitement immobile. Il s’approcha et constata que l’homme assis sur la tombe était mort. Pâle, vêtu de guenilles et d’un vieil anorak, il avait ramené ses genoux contre son corps, sans doute avait-il voulu se protéger du froid. Il avait les yeux mi-clos et le visage levé vers le ciel comme si, à son dernier souffle, il avait fixé les nuages dans l’attente d’une brève éclaircie, d’une trouée bleue et limpide. »
Roman noir. Psaume. Ode aux hommes. Indridason à l’œuvre.
Léon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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