La mort sur ses épaules, Jordan Farmer (par Yasmina Mahdi)
La mort sur ses épaules, Jordan Farmer, janvier 2022, trad. anglais (USA) Simon Baril, 350 pages, 20 €
Edition: Rivages/noir
La coopération entraîne a fortiori l’assistance, mais elle est bien plus et, par conséquent, autre chose que l’assistance
(Eugène Trébutien, Cours élémentaire de droit criminel, Paris, Auguste Durand, 1854)
Les récidivistes
Dans La mort sur ses épaules, il ne reste presque plus rien de l’American way of life et du Home, Sweet Home (Foyer, doux foyer). Seulement un paysage sinistré et apocalyptique de l’arrière-pays américain et de ses laissés-pour-compte. Le boom économique des années 60 a fait place à une misère innommable à Lynch, petite ville d’un état enclavé et montagneux de la Virginie-Occidentale, dont la principale ressource venait des mines de charbon bitumeux, jadis un fief du mouvement ouvrier.
« Les mines fermaient les unes après les autres et (…) dans dix ans, on ne verrait plus la moindre voiture par ici. La forêt reprendrait ses droits et recouvrerait l’asphalte ».
La débrouillardise est l’unique salut de survie pour les adolescents marginalisés et récidivistes. A fortiori, être homosexuel dans ce contexte est presque suicidaire.
L’on retrouve quelques éléments du western : le shérif local, les armes, l’attachement à la terre, la connaissance de la nature, les règlements de compte, les habitats de fortune, les hommes solitaires.
Pour son premier roman, Jordan Farmer (né en Virginie-Occidentale, titulaire d’un PhD de l’université du Nebraska-Lincoln) aborde crûment les thèmes de l’homosexualité et de la toxicomanie. La précarité, les familles désagrégées, les mauvais résultats scolaires, l’exclusion ont engendré des addictions diverses et des méfaits conduisant à l’incarcération dans des centres pour mineurs. Les dialogues brefs, saccadés, fusent puis s’interrompent pour laisser place à des monologues intérieurs et à d’étranges réminiscences, par exemple le fait de travailler pour les pompes funèbres et de « pomponner » les cadavres.
Le fil narratif épouse le fond noir du roman policier, tout en valorisant d’autres modèles de femmes et d’hommes enfermés dans des rôles genrés. Au sein de cette communauté à l’abandon, les femmes, les personnes racisées, les personnes handicapées, âgées, jeunes, sont représentées les corps hors normes, de différentes origines sociales connues ou inconnues. Il ne subsiste plus que des bâtiments, magasins, hôtels, cinémas, vides, tous « vestiges d’une autre vie, parfaitement préservés quoique recouverts d’une couche de poussière » dans un territoire lui-même vidé de ses commerçants et d’« un de ces millions de gosses de paysans » tués à la guerre. Ce qui perdure, c’est « la violence, l’alcoolisme, les putes, sans oublier le racisme légué en héritage [au] fils ». Les traces de l’influence hollywoodienne, la nostalgie « des types en blousons de cuir, coiffés en banane, et des filles tatouées style rockabilly avec chemisier vichy et coupe à la Betty Page [qui] se vautraient sur le capot d’une Chevrolet 1952 », avoisinent des réalités plus triviales comme la maladie, la haine de la différence et le crime. Les informations de l’auteur relèvent à la fois du documentaire et du fait réel fictionné.
Le fragile Terry Blankenship, homosexuel contraint de se réfugier dans les bois, affronte comme il le peut son angoisse en consommant toutes sortes de produits illicites, dont « du liquide d’embaumement » ! Néanmoins, Jason Felts, l’éducateur au corps atrophié, conserve une aune d’espoir pour sauver ces gamins nécessiteux de la délinquance. Dans ce milieu turpide, personne n’est à l’abri de la violence, même dans les toilettes des bars où l’on peut finir noyé « dans la pisse » ou « la tête » fracassée « contre la porcelaine de l’urinoir ». Tout le monde est abîmé, chiens, chats et leurs « descendants incestueux ». Dans cet environnement où « même la pluie ne pouvait rien contre cette accumulation de saleté », Jason Felts tient tête aux menaces du frère aîné de Huddles Gilbert, sans foi ni loi, ultraviolent, « tatoué : une couleur de cartes à jouer différente sur chaque doigt », des « dents (…) de prédateur », jouant du récit éculé de la virilité. Le moindre faux pas conduit à la mort.
Ce roman américain est une sorte de suite, un après Les Raisins de la colère de John Steinbeck, comme si personne n’avait émergé de l’indigence, subissant en plus l’accablement d’une somme de fléaux contemporains. Cette atmosphère asphyxiante corrompt même les enfants : « Les enfants sauvages du quartier (…) faisaient les fous en pleine rue sur leurs vélos aux chaînes rouillées et aux pneus à moitié dégonflés. Le plus jeune était torse nu et il avait fixé sur son guidon un fusil à air comprimé qui pointait comme une lance ». Au pays du dollar et de l’oncle Sam, « seuls les chats, recroquevillés en boule, paisiblement endormis, semblaient indifférents à leur destin ». Mais, peut-être, au sein de ce monde anglosaxon hypocrite, dans lequel « malgré tout ce qu’on vous racontait à la messe, l’instinct principal de l’être humain consistait à exploiter son prochain », la vérité se trouve-t-elle chez ces jeunes êtres bruts, encore en proie à une « douleur primaire, enfantine » ?
Yasmina Mahdi
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