La mort ou l’exil – Souffles Tchétchènes, par Hans Limon
ILIA. Je te parle tout bas mon Nortcho, en tout cas bien assez pour que tu puisses m’entendre et que je puisse m’entendre moi-même sans que ces gars derrière les murs avec leurs fusils clinquants leurs crosses têtues leurs matraques et leurs uniformes de mort aux trousses ne se doutent de quoi que ce soit, car le doute n’est pas un bénéfice, non, le doute met des rides au front et des échardes vrillées dans les neurones, pas possible de s’en débarrasser sans tout arracher autour, et tu comprends qu’après m’avoir dépouillé de toi ils me feraient crever une seconde fois sans sourciller – « pas le premier c’est sûr mais l’un des derniers » m’a-t-on dit d’une voix presque joyeuse, une voix de cancre à la veille des vacances – ils m’arracheraient d’ici pour m’attacher ailleurs, les pieds les mains le cou, mais je refuse qu’on m’attache ou me lie sinon à toi qu’ils ont pris sur ma poitrine en me laissant cette pâle cicatrice qui va du nombril jusqu’à la bouche, mais je sais bien que je cesserai d’exister si je cesse de parler, si mon souffle tiède refuse de rebondir sur les briques d’ombre grise pour me revenir en soupirs de Nortcho,
vois-tu ces chiens manquent de flair ils ne sentent pas le vent des syllabes couler entre les parois pour m’ouvrir la voie jusqu’à Moscou et sa banlieue, jusqu’à cette petite maison rouge où je t’imagine jouer aux cartes avec de jeunes hommes plus beaux et plus courageux que moi qui ai cru jusqu’à la fin pouvoir maintenir le train-train quotidien tout en regardant par la fenêtre la campagne les vaches le soleil et les jours à venir qui ne sont pas venus, parce que je n’ai pas assez prié, parce que mes doigts cherchaient la monnaie dans mes poches plutôt que l’or dans tes cheveux, parce que solitaire j’ai traversé les gisements de Grozny et Goudermes, longé la Sounja l’Argoun et le Terek, butiné l’armoise et la Salsola, mâchonné les fétuques pendant des heures, allongé dans la steppe, me redressant quelques fois pour m’emplir des cris silencieux des nuages et porter la touche adéquate à mon tableau de jour, pièce à choses où tant de tétras et de fouines ont immobilisé leur course folle pour gaiement repartir quelques instants plus tard en chahutant mon chevalet de fortune, parce que sans bouger ni me projeter je riais de ta fuite, j’imaginais leurs visages défaits devant ton cul gigotant au loin des fusils des crosses des matraques et des uniformes de morts détroussés, revanchard et lumineux, tu étais ma présupposition, mon axiome, le bois de mes pinceaux, le pigment de mes couleurs disparates, chatoyant comme elles, évanescent comme elles, vif et transpirant comme elles ne pourraient jamais l’être, et pensant à toi loin de toi je n’ai pas vu le piège à pédés s’ouvrir et se fermer sur ma carcasse, je n’ai pas même entraperçu le voile de ses reflets sur mes épures, mon Nortcho, puis la pierre a scandé trois fois mon nom souillé, la tenaille a broyé mes pastels, mes os, ma présupposition, mon axiome et je n’ai jamais perçu le vide sidérant de toutes choses avec autant de stupeur que dans ce cloaque de quelques mètres carrés où la rafle m’a déposé, infime par sa géométrie, indéfini par ton absence.
ELBEK. Il faut bien laver son honneur, celui de la famille, celui de la nation qui n’est rien d’autre qu’une famille plus grande et plus stricte, car il s’agit de savoir et pouvoir contrôler chacun de ses membres, et le contrôle passe par les lois qui ont de toute éternité resserré les braguettes et les bottes, l’homme au chevet de la femme, la femme aux pieds de l’homme, et quiconque cherche à brouiller ce schéma plus vieux que les premières poussées du Caucase mérite la pendaison, la décapitation, l’égorgement, l’étouffement, puisque la divine arithmétique nous enseigne qu’un homme uni à une femme en vaut deux et même davantage, tandis qu’un homme qui en pénètre un autre est égal à zéro, moins que rien, et que de ce rien contre-nature ne peut naître quoi que ce soit si ce n’est la honte ou le déshonneur, et que l’on ne devrait jamais se priver d’écraser ce moins que rien plus que tout gênant, puisque s’excluant lui-même des saines et saintes limites où l’humanité se doit de sagement demeurer, il attire inévitablement sur sa tête ou plutôt sa gueule déformée les traitements les plus inhumains, de ceux qu’on fait subir aux quadrupèdes nuisibles qui ne savent pas même lever les yeux au ciel ou sont trop avilis pour seulement l’envisager – le moins-qu’homme peut-il encore entrevoir la beauté à travers les vapeurs de sa lourde inconscience ? – et c’est pourquoi chacun sera bientôt mis à contribution, officieusement d’abord, par détachements banalisés, propagandes et harcèlements ponctuels, encouragements à la délation, l’aveugle de naissance ne pouvant recouvrer la vue que peu à peu, puis semi-officiellement, à travers l’élaboration d’un réseau de traque systématique, d’espionnage amateur et professionnel grâce à l’implantation de pôles marginaux judicieusement disséminés tout autour des banlieues opulentes, où seront acheminés les présumés coupables et les flagrants délits, enfin officiellement lorsque, délivré de ses chaînes et de sa caverne d’illusions, l’homme de l’Est aura compris la nécessité d’une correction purgative, alors disparaîtront les noms de code, les réticences maladroites, les planques improvisées, enfin, sous la bannière de la loi, nous leur briserons les côtes et les genoux pour les faire marcher comme des hommes, nous leur attacherons des boucles d’oreilles métallisées qui s’illumineront de mille feux pour leur griller les lobes et la cervelle, nous les ferons prier, pleurer, mendier le pardon en échange de quelques larmes d’eau croupie, nous traînerons ces traînées par les rues, depuis Chali jusqu’à Ourous-Martan, sales et désossées, en l’honneur de la grande marche des fiertés mortes, nous les forcerons à dénoncer, cracher, confesser, puis nous les entasserons et nous solderons les comptes, car il s’agit de savoir et pouvoir administrer la famille et la nation, au-delà des affections personnelles et nécessairement coupables, car putes et pédérastes ne seront jamais que débiteurs insolvables, parasites impénitents, et le devoir suprême est de livrer aux fers jusqu’à sa propre chair lorsqu’elle a fauté ou lorsque plane sur son nom qui est aussi le mien ne serait-ce qu’une haleine de soupçon de faute, et c’est pourquoi je l’ai moi-même dénoncé, à l’heure où ses rectangles de lumière défiaient les aquarelles du soleil couchant.
NORTCHO. Nous sommes cinq autour de la table où journaux et mégots de cigarettes s’entrecroisent, auparavant trente ou quarante, les uns sur les autres, penchés vers les rayons d’éclaircie parcourant les fentes comme des évadés rampants, dans cette minuscule cellule où les plus jeunes sont morts d’asphyxie sans savoir qu’ils serviraient de marchepieds sous les lucarnes obstruées, désormais cinq à dévider nos vies loin des nôtres, parce qu’une poignée d’ordures a décidé que nous n’étions plus des leurs, cinq, frêle main détachée du corps, presque paralysée, privée de sève, sevrée d’empoignades, le doigt tendu pour toute figure véritable, tantôt crispée, tantôt creusée, débris d’émigration forcée, cinq, réunis sur les cendres d’un foyer moscovite, mais comment croire – et moi-même je ne veux pas réussir à y croire, je ne veux pas descendre assez profondément sous terre, sous les couches de pudeur et d’illusions, jusqu’à sonder cette monstrueuse conviction qui m’achèverait en m’éclairant, qui m’assombrirait pour de bon – comment croire à cette résurrection des camps de la mort, que nous pensions enterrés dans nos livres d’histoire, sous les archives jaunies, dans les témoignages en noir et blanc, comment croire au massacre organisé des enfants par la mère, notre mère, Tchétchénie, comment ne pas défaillir et croire à la sueur des fronts claqués sur les murs, ne pas vomir et croire au sourire sardonique des autorités qui dénoncent les canulars organisés, les complots des lobbies, les spasmes paranoïaques des ONG, les tentatives d’ingérence, les prétextes géopolitiques et dépêchent les assassins sous des habits de carnaval, comment ne pas s’ouvrir les veines en face de ce visage de vingt ans buriné qu’on a surnommé Muslim, enchaîné deux jours sans nourriture ni de quoi simplement pisser ou chier, qu’on a torturé « pour le salut de sa race », puis obligé à faire la danse du ventre, « comme les pédés savent la faire, la bouche ouverte et les reins bien cambrés », qu’on a battu à coups de tuyaux, qu’on a cherché à émasculer, parce qu’on aurait bien aimé l’étouffer avec ses propres couilles, et qu’on a relâché par manque d’organisation, parce que les rouages manquent d’huile, parce que les forces de l’ordre sont parfois désordonnées, comment ne pas être tenté par une seconde et ultime fuite, en voyant ce beau visage écorché, translucide et raide comme un miroir projeter sous les bibelots le film des concentrations futures, comment ne pas déraisonner lorsque les souvenirs des barbaries de la veille bousculent froidement les volumes de Pouchkine étalés sur le rayon supérieur de « notre » bibliothèque de réduit, et comment croire et survivre encore sans penser à toi, Ilia, que j’aime plus encore depuis qu’ils m’ont interdit de t’aimer, toi que j’entends murmurer par-delà les fleuves et les vallées, dont je vois encore les boucles châtain frémir sous les forêts déboisées que nous inventions jusqu’au lever des nuits de noces, que j’attendrai toujours malgré la chape épaisse des impossibilités, comme je t’ai attendu sans m’en rendre compte, ce matin d’avril, perdu parmi les passants qui piétinaient le long de cette rue qui, depuis, a été rebaptisée du nom d’un boxeur célèbre, « un homme digne et honnête, un bon père de famille », tout à coup renversé par ta simple présence, irradiante et souveraine, cette expansive évidence qui subjugue les cœurs et les âmes, les entraîne et les noie dans son irrésistible courant, pulvérise et balaie tous les faux principes, les décrets soi-disant naturels, gravés sur les seins refaits d’Aphrodite, ces lois brisées qui nous empêchent d’aimer le semblable, de pensée, de chair, de salive, de sperme et de sang, ces constitutions tragi-comiques promulguant la rupture des peaux cousues, la salutaire alliance des sexes opposés, le patriarcat bien membré, l’extinction des invertis, ces mesures brunes ordonnant l’enfermement des hétérogénéités loin des souches pures, sous des plafonds de verre pilé aussi restreints que les pensées d’outre-temps toujours vivaces, Ilia, comment ne pas croire et t’attendre encore, lorsque j’entends sous la fenêtre ouverte le grincement des bottes, la rumeur grasseyante et vulgaire des hommes qui refusent que l’on s’embrasse et glorifient Mohamed Ali ?
Hans Limon
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