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La Morale remise à sa place, Rémi Brague (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 14.01.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La Morale remise à sa place, Rémi Brague, Gallimard, novembre 2024, 160 pages, 18 €

La Morale remise à sa place, Rémi Brague (par Marc Wetzel)

 

Tout le monde voit à peu près ce qu’est la morale : l’effort de vouloir (activement) le bien du prochain en renonçant librement (à proportion) à la satisfaction du sien propre. C’est, typiquement, le geste généreux (pour autrui) et ingrat (pour soi) – au cours duquel on peut, bien sûr, se tromper (le sauveteur maladroit qui noie celui qu’il secourt), tromper (et faire passer, en autrui, pour bien qu’il veut, le mal même qu’on lui fait, par piège corrupteur ou subornation de naïf) ou être trompé (comme le gogo qui s’échine pour qui le gruge), mais s’imposer délibérément un coûteux devoir pour soulager ou aider autrui – voilà ce que chacun spontanément juge moral, ne serait-ce que parce qu’on sait qu’on serait content qu’autrui en fasse autant en retour (même si, par principe, on s’abstient ici de le réclamer, ou même de l’espérer : la morale est don de soi sans conditions, ou n’est rien).

Même si l’on souhaite élargir au-delà du cercle de l’espèce humaine les destinataires potentiels de la morale (traiter en agents moraux les animaux, milieux ou la planète elle-même), la morale est toujours au départ respect de l’humanité, car l’homme est un animal bien particulier, celui, justement, qui ne peut se passer de morale : seul animal qui doit se former pour devenir lui-même (les cultures les plus opposées en sont d’accord), qui ne saisit sa raison d’être qu’en s’inscrivant dans une histoire (même quand les calendriers se contredisent, et les archivistes s’étripent, le présent humain ne s’éclaire qu’à ce qui l’a causé), qui, enfin (comme dit Hannah Arendt), doit se donner règles de pardon, promesse et compassion pour compenser l’irréversibilité, l’imprévisibilité et la faillibilité de sa liberté (puisque faire ce qu’on veut, c’est toujours risquer de pouvoir plus qu’on ne sait et de savoir plus qu’on ne doit) : c’est pourquoi « respecter l’humanité en nous-même comme en l’autre » – le geste moral type – contient toujours au moins, respectivement, savoir-vivre, fidélité et sollicitude, puisque l’humanité de notre espèce n’est capable et digne d’elle-même qu’à ce triple prix.

Mais alors, si le contenu moyen, et l’indépassable nécessité de la morale sont ainsi à peu près assurés (puisque l’humanité n’existe que si les libertés qui la constituent s’entre-respectent), pourquoi se soucier encore – comme fait Rémi Brague ici – de viser à la « remettre à sa place » ? Tout simplement parce que, par cela même, trois questions restent posées :

D’abord, à quoi faire appel en nous pour illustrer ou justifier cette respectabilité humaine qu’il coûte tant à notre effort moral d’assurer ? S’agit-il de respecter les mœurs sociales qui distribueraient au moins mal les efforts d’humanité fournis par chacun ? Ou de valoriser le coût même de ce travail sur soi par une idéalisation de l’effort ascétique ? Ou de prendre (comme font les morales religieuses) pour source d’un respect interne à l’Humanité ce qui révèle l’avoir créée ? Brague évalue et compare méthodiquement ces trois modèles d’un suffisant fondement moral – qu’il nomme « socio-politique », « ascétique », et « légaliste » – (ce dernier terme indiquant ici que les hommes prennent pour source de leur morale la loi même de leur source supposée).

Ensuite, les avancées modernes, qui débrident et démultiplient nos libertés, n’empêchent-elles pas, à proportion, leur entre-respect (par exemple, comme le note Eric Sadin, comment continuer à nous entre-ménager avec sérieux et sincérité, si la récente intelligence des machines, « s’emparant de ce qui nous constitue », s’établit d’emblée en amont de nos choix mêmes ?) – et Brague se veut et juge ainsi (avec la pétillante élégance de son ironie) plutôt « modérément moderne ».

Enfin, puisque la morale n’est que la délégation personnelle du respect que l’humanité ne trouve survie qu’à s’assurer à elle-même, d’où vient d’abord cette humanité même ? Comment puis-je respecter encore, en moi comme en autrui, « l’animal énigmatique » (Alain) que devient l’homme dès que j’ignore qui ou quoi a fait l’homme ? L’homme, en tout cas, n’a pas fait surgir sa propre espèce, mais si c’est la Nature qui l’a produit, d’où lui vient cette liberté consciente dont elle est elle-même dépourvue ? si c’est Dieu qui l’a fait à son image, alors l’homme n’en devient-il logiquement pas aussi inconnaissable que l’est Dieu même ? Et, si rien (ni de naturel, ni de divin) n’a voulu l’homme pour qu’il surgisse, que vaut, dans l’absolu, le surgissement même d’une volonté humaine, et à quoi bon vouloir respecter (dans la morale) l’entre-ménagement de volontés elles-mêmes sans claire raison d’être dans leur provenance même ?

Sur le premier point (quel modèle préférable pour soutenir l’entre-respect privé – libre, et désintéressé – des volontés humaines ?), Rémi Brague jauge avec netteté les trois grandes interprétations qu’il expose : le modèle « sociopolitique » n’assure la stabilité par des mœurs « lubrifiant les frictions » qu’en devant assumer leur arbitraire (pas de « réalité dernière » derrière l’action de telle ou telle collectivité sur elle-même), justifier le conformisme même de la perfection qu’elles prônent et masquer le paradoxe de cette situation où « il faudra être, si l’on peut dire, mieux comme tout le monde que tout le monde » (p.43).

Le modèle « ascétique », lui, n’apprend à mépriser les biens propres qu’en faisant contempler ce qui est supposé exister au-delà d’eux, avec le risque de ne nettoyer l’œil de l’âme que pour mieux saisir… ce qui est de toute façon au-delà d’elle (p.48 : « En aimant ton prochain » écrit Saint-Augustin, cité par l’auteur, « tu purifies ton œil pour qu’il voie Dieu » – mais quel collyre moral espérer pour discerner ainsi un au-delà du visible ?). Et puis, si l’on ne parvient au Bien que par ses seuls efforts, comment n’en détournerais-je pas, à proportion, celui que moralement j’aiderais par les miens ? Et d’ailleurs, la morale ascétique étant l’art de faire vivre ce qui est vraiment, si par extraordinaire les hommes s’accordaient sur ce qui est vraiment, y aurait-il encore besoin de morale ?

Le modèle « légaliste » enfin avoue sa teneur religieuse : le principe caché de nos bonnes conduites est révélé par une Loi transcendante dont on ne peut, justement, pas se cacher. Mais, devant une rigueur ainsi rendue infaillible, toute notre faillibilité risque de se perdre tant en accommodements pour échapper au désespoir et qu’en fanatique aplomb pour écarter l’incertitude.

La thèse de Rémi Brague est alors sobre et nette : toute morale doit retenir les seuls meilleurs aspects de ces trois modèles d’elle, et la morale qui y parvient le mieux (à synthétiser délicatement leurs nécessaires exigences – stabilité sociopolitique, mérite ascétique, archi-fondation légaliste) est la morale qui les dépasse en les intégrant, et c’est, assure-t-il, la chrétienne, ou plutôt (puisque, selon lui, on l’a vu, le contenu de la morale est simple et universel) « l’interprétation chrétienne de la morale commune » (p.75). Simplement, selon l’auteur, cette interprétation chrétienne du « libre et désintéressé respect mutuel des volontés humaines » fait commencer l’exercice de ce respect moral dès l’intention même d’agir, et prend en compte la totalité de ces volontés humaines, donc l’universalité de leur condition (voler un étranger n’appauvrirait en rien ma communauté, tromper un faible ou un « cave » ne nuirait pas à mon groupe de forts ou de « durs », humilier une inconnue n’offenserait nullement mon cercle de connaissances… et pourtant, je dois m’en abstenir). Mais cet universel horizon de la pure intention morale – qui est effectivement un trait chrétien – est lui-même originalement éclairci et audacieusement justifié par notre auteur, ainsi : le véritable amour – le seul suffisant – est, en effet, la charité ; la seule sagesse morale est la sainteté ; et enfin (plus inattendu, et réjouissant) la véritable gymnastique morale est (comme on ne peut l’envisager sans trembler pour un Crucifié !) une virtuosité.

Charité ? C’est pour dire qu’il y a un mystère réel dans le bonheur d’aimer son prochain en général : on trouve joie à aimer ainsi quelqu’un qui est un simple humain, et n’est pourtant pour nous ni utile ni agréable ni même intéressant. Et la joie vient pourtant, même sans témoin gratifiant, dividende flatteur ni espérance de salut. C’est que, estime Brague reprenant Thomas d’Aquin, même celui qui serait le seul charitable ne serait plus seul dans sa charité : je ne peux me réjouir d’aimer l’un quelconque des êtres humains que depuis la source de l’existence de tous. On ne peut ainsi vouloir le bien de ce qu’on aime sans nous réjouir d’aimer ce qui nous permet de le vouloir, et qui est, pour un chrétien, rien moins, hors de nous, que la béatitude d’un Créateur nous faisant participer à la sienne propre, et, en nous, l’autonomie profonde de cette obéissance amoureuse : car c’est seulement par nous-même (et dans notre effort) que nous pouvons assez aimer Dieu pour lui-même, c’est-à-dire pour que : ce qu’il est pour nous, dès que nous avons foi en ce que nous sommes pour lui, se communique, par charité, à autrui. La joie est ainsi comme l’heureuse communicabilité de la perfection qui nous a également créés humains. Perfection dynamique à l’œuvre dans la vie trinitaire de Dieu même, et qui est la Sainteté première dont la nôtre procède en ses moments de don parfait. La sainteté est comme le relais joyeux et pur vers autrui, par l’être moral, de ce qui les a libéralement constitués l’un et l’autre hommes. Augustin, encore, cité p.80 : « Il ne peut savoir correctement aimer un homme, celui qui n’aime pas Celui qui a fait l’homme ». Et le saint est un virtuose, car sa vie morale est donc toujours à la fois la sienne et celle de Dieu, la sienne en tant que ce sont ses efforts qui font vivre la loi, celle de Dieu en tant qu’une grâce fait vivre en lui comme en autrui ces efforts mêmes. L’homme moral, dans l’interprétation chrétienne, improvise ainsi (p.90) un périlleux équilibre entre une loi qui lui fait connaître Dieu sans pourtant le lui rendre disponible, et une grâce qui, à l’inverse, rend la volonté de Dieu disponible sans nous le faire connaître.

Ainsi l’homme chrétien se trouve respecter assez les conditions de son propre être (un vivant créé pour être libre, fidèle et juste) pour aimer son prochain, qu’il sait voué à la même dignité d’existence ; il « entend », dans le « Que la lumière soit » de la Création générale, un « Sois ! » plus profond et personnel, qui nous fait injonction de faire la lumière dans ce qui est (par science et effort d’objectivité), de vouloir la lumière dans et par ce que nous créons à notre tour (par l’art), mais aussi d’être nous-même, si peu que nous y parvenions, lumière pour ceux qui cherchent leur humanité (et voilà la contribution proprement morale au mystère de l’Être).

C’est pourquoi l’auteur déclare sérieusement, et carrément que, « en christianisme, l’éthique est ce qui constitue notre rapport à l’Absolu » (p.104), puisque, pour lui, une vie humaine ne se souciant pas des conditions absolues de son existence, et ne se guidant pas sur elles pour soutenir et respecter son prochain, n’a plus qu’à mourir, si d’ailleurs elle n’est pas, faute de savoir ce qui la fait vivre, déjà morte.

On pourra, bien sûr, sourire ou s’indigner de l’extravagance spirituelle d’un tel fondement de la vie morale, et objecter courtoisement quelques remarques banales : d’abord, si l’on ne peut, dans la « charité », faire qu’un avec le prochain qu’en s’unissant d’abord à la volonté bonne d’un Dieu, ne devient-il alors pas presque impossible de continuer sagement à ne faire qu’un avec soi-même (pour tout bonnement éviter la folie) ? Ensuite, le saint, précisément parce qu’il rejette pour lui-même tout mensonge d’une consolation, en lui-même toute illusion de perfection, et hors de lui-même toute vanité du jugement, n’est-il alors pas bien plutôt, comme disait Alain, « l’homme qui se passe de Dieu » ? D’ailleurs, à niveau de difficulté égale de sagesse et sainteté, la sagesse n’est-elle pas mieux réalisable (il y suffira d’aimer la vérité et de se contenter du peu de choses qu’on aura compris ne pas être absurdes), là où la sainteté doit supposer une improbable vérité surnaturelle de l’Amour et parier que Dieu lui-même se contentera d’aimer ! Enfin – pour parler brutalement – si la morale n’est « remise à sa place » qu’en (et grâce à) Dieu, n’est-ce pas plutôt Dieu qu’on met ici simplement « à sa place » ?

Mais la formidable question soulevée par Rémi Brague insiste, bravant tous les apparents ridicules : si la morale est, comme il le montre si nettement, le « kit de survie de l’humain », est-il bien raisonnable d’en attribuer désormais l’exclusive rédaction à une espèce si manifestement douée pour la mort ?

 

Marc Wetzel

 

Rémi Brague (1947), Membre de l’Institut de France, professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne et à l’université de Munich, est notamment l’auteur de : La Loi de Dieu (Gallimard, 2005) ; Le Propre de l’homme, Sur une légitimité menacée (Flammarion, 2013) ; Sur l’islam (Gallimard, 2023) ; et À chacun selon ses besoins, petit traité d’économie divine (Flammarion, 2023).



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.