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La Morale anarchiste, suivi de L’Esprit de révolte, Pierre Kropotkine (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 07.11.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Petite bibliothèque Payot, Essais, Russie

La Morale anarchiste, suivi de L’Esprit de révolte, Pierre Kropotkine, Payot & Rivages, octobre 2022, 112 pages, 5 €

Edition: Petite bibliothèque Payot

La Morale anarchiste, suivi de L’Esprit de révolte, Pierre Kropotkine (par Gilles Banderier)

 

L’origine de l’anarchie se perd dans la nuit des temps. Nul ne sait qui fut le premier anarchiste et nous pouvons supposer que les cyniques de l’ancienne Grèce ne furent pas les précurseurs du mouvement. Derrière Diogène, resté célèbre pour ses excentricités et ses provocations, se dissimule toute une école, dont l’existence se prolongea sur un millénaire. Mais l’anarchisme des cyniques grecs fut avant tout un individualisme, revendiqué par certains personnages hauts en couleurs, et non un mouvement visant à modifier en profondeur la société au sein de laquelle ils vivaient, à bouleverser les rapports sociaux. L’anarchisme moderne apparaît dans le sillage des idées neuves (ou donnant l’apparence de la nouveauté) énoncées à la Renaissance, puis reprises et développées par le Siècle des Lumières et la Révolution française. Aristocrate, géographe, explorateur, Pierre Kropotkine (1842-1921) en fut un des théoriciens. Il fit partie de ces Russes qui, rompant avec l’isolement séculaire de leur nation, multiplièrent les voyages et les contacts avec l’Europe de l’Ouest.

Ses écrits lui valurent l’exil (et la prison) en France, puis à Londres. Durant son séjour parisien, il publia de nombreux articles et opuscules, parmi lesquels La Morale anarchiste et L’Esprit de révolte, réédités par les éditions Payot dans leur « Petite bibliothèque ».

Comme souvent, l’anarchisme que professe Kropotkine s’enracine dans une vision fondamentalement optimiste de l’être humain, jugé apte à prendre en main son destin « sans Dieu ni maître » et même du monde en général ; vision énergique et vitaliste qui doit beaucoup à un jeune philosophe français, Jean-Marie Guyau (1854-1888) : « La vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre » (p.62). Kropotkine précise : « Pour être réellement féconde, la vie doit être en intelligence, en sentiment et en volonté à la fois. Mais alors, cette fécondité dans toutes les directions c’est la vie : la seule chose qui mérite ce nom. Pour un moment de cette vie, ceux qui l’ont entrevue donnent des années d’existence végétative. Sans cette vie débordante, on n’est qu’un vieillard avant l’âge, un impuissant, une plante qui se dessèche sans jamais avoir fleuri » (p.65). Les analogies avec le monde vivant sont, on le sait, de tous les temps et en particulier elles avaient été mises à la mode par les tenants du « darwinisme social », qui voulaient étendre aux sociétés humaines les théories du naturaliste anglais, en particulier son concept de « lutte pour la vie », susceptible d’apporter une coloration et une caution scientifiques à toutes les inégalités imaginables (et même capable de justifier l’extermination de peuples entiers). Certes, comme le faisait remarquer Houellebecq dans les Particules élémentaires, « Prise dans son ensemble la nature sauvage n’était rien d’autre qu’une répugnante saloperie ; prise dans son ensemble la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel – et la mission de l’homme sur la Terre était probablement d’accomplir cet holocauste ». Kropotkine relevait : « N’en déplaise aux vulgarisateurs de Darwin, ignorant chez lui tout ce qu’il n’avait pas emprunté à Malthus, le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en sociétés. L’aigle dévore le moineau, le loup dévore les marmottes, mais les aigles et les loups s’aident entre eux pour chasser, et les moineaux et les marmottes se solidarisent si bien contre les animaux de proie que les maladroits seuls se laissent pincer. En toute société animale, la solidarité est une loi (un fait général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir » (p.40). Une société anarchiste sera donc régie par ce principe de solidarité entre semblables face aux calamités du monde, principe que même les animaux pratiquent et auquel, pour de mystérieuses raisons (Pline l’Ancien avait déjà entrevu le problème), les humains dérogent ; de là le bilan monstrueux de l’Histoire et des flots de sang répandus par une espèce qui ne possède au fond aucun prédateur naturel.

 

Gilles Banderier

 

Pierre Kropotkine (1842-1921) fut un explorateur et écrivain russe, théoricien de l’anarchisme.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).