La mère Michel a lu (8), le captif de Mabrouka d'El Hassane Aït Moh
LE CAPTIF DE MABROUKA, roman, 150 pp., éditions de L’Harmattan, collection Lettres du monde arabe, 2010. 14,50 €.
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De deux nouvelles, la bonne et la moins bonne, les héros des séries policières souvent choisissent de révéler la seconde en premier lieu, réservant la première pour après. Héroïquement, imitons-les.
Il n’est pas bon qu’un éditeur quel qu’il soit «fabrique » - c’est le terme consacré - des livres dans lesquels l’inexistant travail de relecture place le lecteur dans de pénibles perplexités : coquilles en nombre suffisant pour être remarquées, orthographe ici ou là aléatoire, modes et aspects des verbes sujets à variations mal explicables et au manque de cohérence… tout cela diminue l’agrément de la lecture, c’est-à-dire sa facilité. Son mouvement naturel vers l’avant en est freiné et tout le monde en pâtit, le lecteur bien entendu, l’auteur qui s’en trouve desservi, l’éditeur enfin dont le sérieux est mis en doute. Pour en finir avec le sujet, ceci : tous ceux qui actuellement traînent leurs guêtres chez les éditeurs savent que le travail très délicat et spécialisé du correcteur d’édition n’est plus qu’exceptionnellement confié à de véritables professionnels, mais la plupart du temps à des stagiaires, à des novices par conséquent, que l’on paye à peine ou pas du tout. C’est d’ailleurs la raison.
Scandaleux tout cela… car de deux choses l’une : ou le livre est un objet culturel dont le destin est de passer dans plusieurs mains et de durer, ou il n’est que produit jetable, sans valeur particulière. Le « jetable » est trop souvent la règle ! La Mère Michel conseillerait volontiers à tous ceux qui s’obstinent à vendre des livres sans assumer les nécessités élémentaires de leur publication, de se livrer à d’autres activités : la commercialisation des boîtes de sardines à l’huile par exemple, ou celle des clous et des vis en acier nickelé… ces produits prenant moins de place encore que les livres sur les étagères et ne souffrant pas la malfaçon.
La bonne nouvelle, maintenant.
Le Captif de Mabrouka s’attache à une problématique de toutes les époques, mais dans ses aspects contemporains, celle des racines. Les migrations, aujourd’hui toujours plus intenses sur une planète qui paraît se réduire sans cesse, donnent aux vieux pays, aux terres natales, aux terres quittées, à celles qu’on ne retrouve que de loin en loin ou pas du tout, les couleurs du désir et de la nostalgie. Les déplacements du sud vers le nord, de tous les sud vers tous les nord possibles, portent d’ordinaire la marque des grandes difficultés : on aura quitté le soleil pour la pluie, la grisaille et le froid ; le manque de travail pour des travaux rudes, pénibles et souvent sous-payés ; des règlementations lâches ou inexistantes pour des régions où des administrations tatillonnes vous prennent dans leurs corsets bien serrés… Le roman d’El Hassane Aït Moh touche donc un point ultrasensible.
Richard, protagoniste du livre, la cinquantaine, en vacances et roulant sur les routes du sud marocain, est en quête du lieu de sa naissance, d’une maison et de paysages en partie fantasmés… Il voyage en compagnie de Colette, sa femme, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’éveille pas la sympathie. Elle avance à reculons sur le chemin au-delà de Zagora, vers Ouarzazate, vers Mabrouka... Le couple est agité, traversé des peurs et incompréhensions liées pour elle aux préjugés, à la méconnaissance, et, pour lui, à la crainte de ce qu’il découvrira ou ne découvrira pas. C’est là le cadre inconfortable de la quête d’un ailleurs rétrospectif autant que prospectif.
Au fait, Richard n’a jamais vécu au Maroc. Quelle forme auront alors ses racines ? C’est une source qu’il semble plutôt rechercher. Il est ambivalent quant à intentions : « Pour quelle raison m’entêtais-je à retrouver mon lieu de naissance… ? […] Suis-je infecté par un rêve bourgeois ? Est-ce une nécessité métaphysique ou un besoin vital ? […] je ne désire que m’anéantir dans ce vieux rêve… » Un « vieux rêve », oui, c’est probable… Que trouve-t-on au bout de ces chemins-là ? Souvent l’inattendu mêlé d’images improbables, mi - rêvées, mi - imposées par des clichés. La Mère Michel en témoigne : lors d’un bref voyage, voyage sud-nord il est vrai, vers les lieux où elle avait vécu, elle ne retrouva que cendres, absences, jardins dépeuplés et réduits à l’expression de leur réalité stupidement actuelle. Elle se promit de ne retrouver ses racines que lorsqu’il lui faudrait aller les manger, non plus sur terre mais sous terre. D’où son intérêt très choisi pour ce qu’il advient de Richard au pied des montagnes de l’Atlas.
Il est, avec Colette, arrivé à Ouarzazate, au « Palais des pauvres » (ayant perdu, en effet, papiers et argent, il doit s’y loger aux moindres frais). Ce palais étrange, c’est l’Hôtel Mabrouka. Là, ce sont des hommes qui l’attendent dans une sorte de Cour des miracles ou de caravansérail. Là règnent l’alcool et la misère d’ « une peuplade à part », d’un inframonde de marchands ambulants, d’infirmes et de mendiants, de prostituées et de femmes abandonnées ou répudiées… Humour à fronts renversés, Richard l’Européen comprend soudain ce que signifie d’être un « sans-papiers », un « clandestin » sur une terre d’accueil relatif. Une certaine légèreté se fait jour néanmoins, celle qu’engendre peut-être la volonté d’Allah qui, on le sait, a la main sur les destinées des humains, faisant d’eux, à sa guise, de parfaits miséreux ou des « cadres supérieurs du malheur». On s’amuse donc plus qu’on ne pleure et gémit. Avec les nouveaux venus, c’est soudain le monde à l’envers : « Le Nord envahit le Sud maintenant. » Faut-il fermer les frontières du Maroc ? Mais tout ne va pas si mal : la région est belle, escarpée à souhait, avec des paysage sauvages où de grands cinéastes - de Steven Spielberg à Martin Scorsese - s’aventurent pour des tournages qui nécessitent l’emploi de nombreux figurants… On y vit mal, mais on vit. On fait même carrière : il est de « grandes figures de la figuration », tel Brahim qui ne se promène en « barbu » que parce que le cinéma le préfère ainsi.
C’est autour du personnage de Charjane, ancien professeur d’arts plastiques au lycée Prince Héritier, que va se centrer la quête de Richard. L’homme devrait avoir connu Bernard, son père, lui aussi professeur, dans les années soixante. Ainsi va le récit suivant la pente du temps inversé. L’Hôtel Mabrouka prend le poids inattendu d’une maison d’enfance et de naissance. S’ouvre l’accès à « un monde oublié », à la magie du lieu. La silhouette de la mère, infirmière et sage-femme à l’hôpital provincial, se dessine avec plus de précision. Ressurgissent aussi, avec les parfums des temps anciens, les odeurs plus mélangées, parfois fétides des temps des guerres coloniales imposées à une population plongée jusque-là dans la plus traditionnelle des quiétudes. En 1956, la France quitte le Maroc. Pour Richard, qui à l’époque était à peine né, c’est la prise de conscience de ce que l’émotion éveillée en lui par ces lieux doit se relier à une connaissance nouvelle, à une reconnaissance en somme, puis à un réinvestissement, on n’ose dire une reconquête.
Le roman prend sa vitesse de croisière. C’est le récit de Charjane, celui d’une jeunesse en dépit de tout restée insouciante : c’était le temps des filles soucieuses d’être courtisées en français plutôt qu’en arabe, le temps des luttes politiques sourdes, celui des prisons secrètes : « cette horrible histoire secrète et parallèle à nos vies d’adolescents ». Et l’époque encore des « identités flottantes », des confusions et des alliances des contraires : « Comment ont-ils réussi à concilier le bar et la mosquée ? À embrasser le Coran et le Capital ? » S’aidant de la méditation de Richard, El Hassane Aït Moh nous offre cette possibilité rare d’entrer dans la chair d’un pays, d’une nation, d’un peuple… de croquer à même le fruit dont peu à peu se détache le masque d’exotisme.
Revenu en France, Richard repense la question de son « appartenance » : la maison natale l’obsède, le désir d’y retourner, d’en faire l’acquisition peut-être, se fait plus pressant. La question d’une possible ou impossible « intégration » se pose alors. Une aventure différente va commencer dont nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir les étapes. Entre Colette et son mari, la terre marocaine s’interpose, « troisième personne... comme une autre femme… » Les époux se sépareront. Richard doit commencer par apprendre l’arabe, tâche ardue, s’il veut entrer dans un « dialogue des cultures ». Se mettre aussi à la géographie et à l’histoire du Maroc. Et encore comprendre ce qu’est l’Islam. Vérifier l’emprise, le fondé ou l’infondé des pré-jugements, à propos des femmes notamment… Tenter d’y voir plus clair dans le discours médiatique qui dissimule des projets parfois ambigus, parfois malintentionnés. Retrouver une virginité de la vision et de la pensée, fût-ce au prix de quelques moments d’idéalisation romanesques. Une « conquête de l’Orient » se prépare ici par des voies pacifiques.
Le « retour au pays » va se réaliser, bien entendu. Le périple sera à nouveau rempli d’étonnements et de surprises. Citant Benoist-Mechin, le romancier nous donne la clé essentielle pour comprendre ce genre de remise en marche du temps : « Le désert n’est immobile et vide que pour ceux qui ignorent ses secrets. » Les retrouvailles avec la danseuse Kheira seront décisives. Il s’avèrera qu’elle n’était pas saisissable seulement dans ses apparences. Les êtres sont comme des déserts qui cachent leurs richesses. Un retour en arrière bienvenu autorise une réflexion sur la pauvreté et ses représentants visibles, les miséreux. Visibilité qui signifie le plus souvent aveuglement. Outre les richesses intérieures souvent dédaignées, inaperçues, des questions premières sont clairement posées : « Fallait-il combattre la pauvreté ou les gens qui y sont condamnés ? » Reprenant le chemin de la maison natale, écoutant Kheira, le narrateur se dirige sans le savoir encore vers la découverte de son histoire familiale, plus complexe qu’il ne l’avait imaginée. Il retrouvera Charjane, les hauteurs hivernales de l’Atlas, des liens à tisser à nouveau… Le récit de Sidi Abdallah, le maître d’école en lutte avec l’imam, sera éclairant quant aux capacités d’un peuple à supporter les vicissitudes de l’existence, quant aux ruses de la religion, mais aussi à sa force irrésistible. L'arrivée de Mr Kinston, l’Américain, va accélérer le dénouement de l’affaire de la maison natale. Le roman se clôt sur un plaidoyer convainquant en faveur de la seule solution viable : le dialogue interculturel, même si la voie est semée d’obstacles. « C’est l’homme qui crée les repères et non le contraire », conclut Richard. Derrière cette assertion, se devine le chemin compliqué vers la démocratie en terres d’Islam. Mais on avancera encore, on retrouvera la trace du père, et avec elle l’identité véritable de Kheira. Dans le passé de l’Hôtel Mabrouka, s’inscrit la vérité de la marche vers un futur autre, sans doute meilleur… Cela peut s’appeler la Baraka. Ou la providence ? Ou la fatalité ? Comment savoir ? Les humains, quoi qu’il arrive, et pour réaliser la moindre de leurs ambitions, toujours devront y mettre du leur. Lorsque, joyeuse, Kheira interroge : « Le palais des pauvres a rouvert ses portes ? », que signifie-t-elle sinon l’espoir, mais aussi les conditions de toute avancée de la condition humaine ?
Michel Host
Le 20 février 2012
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« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte. »
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