La mère Michel a lu (4) Faim de vie, Marie-Florence Ehret
Faim de vie, de Marie-Florence Ehret. Roman, 227 pp., 2011. Oscar éditeur (www.oskarediteur.com), prix non indiqué.
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N’ayant jamais connu l’état de préadolescente, la Mère Michel ne se lance pas si souvent dans la lecture de romans pour la jeunesse, moins encore dans ceux qui mettent en scène des jeunes filles de 15 à 18 ans, à moins qu’une annonce, en première de couverture, lui en donne l’envie soudaine. Celle-ci par exemple : « En mai 68, les voitures brûlent et les cœurs aussi… » ! Les voitures, admettons… mais quel gâchis ! La Mère Michel aime les bolides sur roues et n’admet pas qu’on les détruise pour un oui pour un non. Pour les cœurs, ma foi, il y a d’excellents cardiologues… bref, lire ce que l’on peut écrire pour la jeunesse d’aujourd’hui à propos de ce fabuleux moment de pantomime révolutionnaire de mai 68 qui, pour appartenir à la préhistoire, n’en a pas moins laissé des traces profondes dans notre vie sociale et nos mœurs, voilà qui peut éveiller un peu plus que de l’intérêt, une vraie curiosité, le goût de savoir…
Quant aux adolescentes, en effet, elles sont particulièrement concernées par cette collection « Oskar Jeunesse » : « le mal-être, la quête d’identité, l’amitié, les premiers émois, le journal intime, l’inceste, l’anorexie, la famille… » sont les thèmes qui figurent dans les lignes de présentation d’une dizaine d’ouvrages de la collection, en fin de volume. Il va de soi que leurs auteurs sont des femmes, qui au moins savent de quoi et à qui elles parlent. Des histoires de filles, dira-t-on… Eh bien oui, des histoires de filles ! Et alors ?
Celle que Marie-Florence Ehret nous propose plonge en effet la jeune Élise, jeune fille de bonne famille, 16 ans, et Vanessa, à peine plus âgée, et de plus modeste condition, dans le tourbillon parisien de mai 68. C’est à cette date que commence leur histoire pas encore partagée. Élise, dont le père et la mère travaillent dans les ministères et lisent Le Monde, défilera avec ses parents sur les Champs-Élysées pour la défense du Général de Gaulle. C’est une âme en révolte, elle sait lire dans et entre les lignes, et l’injustice sociale lui met les sangs à l’envers. Quant à Vanessa, délaissée par sa mère et qui ne connaît pas son père, bien que parvenue à faire sa classe de seconde, travaille maintenant dans une banque : elle est révoltée elle aussi par ce milieu où elle baigne, conformiste, veule et sans autre ambition que de gagner le week-end suivant. Mais elle est tombée en pleine manifestation étudiante, place de la Sorbonne, éberluée par tant de bruit et de fureur, par cette foule superbement moutonnante dans la fumée des grenades lacrymogènes, par les heurts avec les C.R.S. traités de S.S.,… (Tout cela est vrai, la Mère Michel, dont à l’époque la vieille R4 faisait office d’ambulance improvisée, en témoigne. Ce cri de « C.R.S.-S.S. », la scandalisait cependant : les parents de ces étudiants, tous issus de quelque bourgeoisie grande ou petite, n’avaient-ils pas faits de ces fils de paysans les chiens de garde de leur société injuste ? Passons.) Pour Vanessa, l’expérience est inoubliable, elle croise et frôle en toute innocence des garçons qui lui font forte impression. Elle recueillera même pour une nuit un blessé, Karim, dont elle conservera longtemps la belle image… Les différences de classe lui sautent au visage, la renvoient à sa pauvre existence, à ses insatisfactions.
Viennent juin 68, et juillet. Les deux jeunes filles ne se sont pas encore rencontrées. Comment l’auraient-elles pu ? Elles vivent dans leurs mondes séparés. Pour Élise, l’intime révolte - contre sa mère notamment qui nourrit et habille ses enfants (une petite sœur, un jeune frère), accomplissant son seul devoir, mais sans amour -, c’est la marche lente et implacable vers l’autodestruction. Comme souvent chez les filles, celle-ci prend la forme de l’anorexie et de l’aménorrhée. On ira chez le médecin, car avec une taille d’un mètre 65 on descendra aux 37 kilos. Dure bataille contre soi, contre le monde si peu fraternel. Pure adolescence. Marie-Florence Ehret parle et écrit clair et net, et comment douter que celles qui l’ont lue ou la liront ne la comprennent et ne l’apprécient parfaitement.
Vanessa, elle, se glisse dans le flot des foules étudiantes, se grise, se laisse emporter par la rue soudain devenue folle. Dans son carnet elle note ces phrases, proclamations qui enthousiasment, délivrent le cœur et l’esprit et agrandissent les espaces étriqués du monde : « La poésie doit être faite par tous, non par un ». « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas la venue du printemps. » Par ailleurs, on a beau être employée de banque, on lit beaucoup, « pas pour se cultiver, mais pour nourrir la vie, la gonfler de promesse et d’espoir. » ! C’est maintenant l’oxygène de la fête et de la liberté qui court dans ses veines de jeune fille aux horizons jusqu’ici trop limités. Vient le mois de juillet : elle a la chance de trouver le soutien d’anciennes connaissances, d’une Tante Madeleine, qui souhaitent lui faire reprendre le chemin des études générales. Elle accepte le projet : à la rentrée, après quelques cours de soutien et de rattrapage, elle entrera en classe Terminale, dans l’établissement religieux où le hasard fait qu’étudie Élise. Pour s’aider financièrement, elle sera aussi jeune fille au pair. Vanessa et Élise vont donc se croiser, peut-être se lier d’amitié.
Le roman a pris son élan, il avance vers d’autres vies, là où l’autre est toujours présence à considérer, à rejoindre. La solitude n’est donc pas une absolue fatalité. C’est l’une des belles fonctions de cette littérature pour la jeunesse que d’ouvrir des chemins, dans lesquels un lecteur adulte peut aussi bien se plaire, marcher vers ses propres sources d’autrefois, fût-il un vieux birbe grognon.
Faut-il en dire davantage ? Nous avons parcouru le quart du récit. Élise poursuivra son combat contre un corps rebelle et contre le sentiment de sa propre inutilité. Elle n’aura pas côtoyé le bouillonnement étudiant d’aussi près que Vanessa. Ce seront le retour aux études, la préparation du baccalauréat, véritable épreuve initiatique pour les jeunes Français. Le premier cours de philosophie précise la direction du travail de l’année : « le sens ». Ce n’est pas si mal vu par la romancière. Une vie humaine doit prendre et se donner sens. S’il faut parler de leçon, et pourquoi ne pas en parler, c’est de celle-là qu’il s’agit, essentielle. Vanessa va étonner : elle cite Georges Bataille aussi bien que Céline. Le professeur n’apprécie qu’à demi. Les deux jeunes filles se lient, l’une aidant l’autre à combler ses faiblesses, ses manques… Elles interpénètrent leurs milieux respectifs, avec perplexité, puis compréhension. Elles obtiendront leur baccalauréat, puis entameront une véritable existence, leur amitié ayant vaincu les préventions sociales d’un côté, de l’autre les absurdes obstacles que présente la bourgeoisie à ses enfants. Certes, cela ne manque pas d’une certaine idéalité, sinon d’un brin d’idéalisme. L’amour des garçons n’est pas encore de la partie, d’autant que pour Vanessa, la rencontre platonique d’un jeune homme, Claude, à la fois charmant, retenu, et parfaitement mufle et égoïste, sera finalement très douloureuse. Je ne sais si l’auteur a voulu dire à ses lectrices : « Ouvrez l’œil, les filles… les garçons ne sont pas tout à fait les princes charmants que vous imaginez ! » Elle le leur dit. Elle est, je crois, au-dessous de la vérité, mais elle a cent fois raison. Vanessa, désespérée, en viendra au geste suicidaire, et seule l’amitié vigilante d’Élise la sauvera.
Cette amitié est le socle sur lequel repose cette histoire simple. On ne fonde pas le sens de son existence dans un superbe ou malheureux isolement. Il faut casser quelques murs et cloisons, ce que font nos petites héroïnes. On ne le fonde pas non plus sans volonté de donner à l’esprit les moyens intellectuels d’y parvenir. Le carnet de Vanessa, dont il est souvent question au long du livre, prend ici sa réelle importance symbolique ; s’y inscrit la pensée de qui a pensé avant vous, la beauté de qui l’a perçue avant vous, ou d’une façon plus aiguë… C’est le journal intime dépassant le journal intime, celui de qui va quitter l’enfance pour devenir femme et pense à se munir et à s’armer pour la vie. Chaque citation portée dans le carnet est un pas en avant, une fenêtre qui s’ouvre, une marche gravie.
C’est maintenant le temps, nous sommes en 1969, où Élise et Vanessa vont ensemble au théâtre de l’Odéon, assister à cette inoubliable représentation de Tête d’or, avec Alain Cuny dans le rôle-titre ! Inoubliable, la Mère Michel, en témoigne, qui y fut aussi. Marie-Florence Ehret a le sens des valeurs à inscrire dans la trajectoire de son projet romanesque, et le courage de citer un auteur qui ne passe pas pour le plus démocrate des écrivains, un auteur que notre nouvelle époque des cervelles réduites néglige et méprise avec son imbécillité propre, toute opposée à celle que profère la bouche de Tête d’or : « - Me voici, Imbécile, ignorant, Homme nouveau devant les choses inconnues… »
Nos deux jeunes filles sont elles aussi devant les « choses inconnues ». Elles retrouvent appui et équilibre dans leur temps, dans leur vie personnelle qui prend forme peu à peu, et «poids », en ce qui concerne Élise notamment. Quant à Vanessa, la plus blessée sans doute, délaissée par sa mère, « depuis qu’elle a rencontré Élise, le monde s’est repeuplé, il est redevenu amical… » Fidèles à leur penchant partagé pour la poésie, le théâtre, elles liront avec ferveur les répliques de « On ne badine pas avec l’amour », puis iront en récompense de leur réussite au baccalauréat aux représentations d’Avignon : musique, danse, théâtre… Roméo et Juliette… La Tempête… Les Bacchantes… Titus Andronicus… Weber ! Béjart ! Shakespeare ! Artaud ! Quel cocktail fou pour ouvrir le repas, entamer le chemin de l’existence ! Parfois la Mère Michel voudrait le parcourir à l’envers, et même être jeune fille… oui, être jeune fille ça ne la défriserait pas !
Récemment, dans la revue La Sœur de l’Ange, Françoise Dargent entamait par cette déclaration son bel article consacré à la « littérature jeunesse » (1) : « Les jeunes filles d’aujourd’hui ne rêvent plus au prince charmant. Elles lui préfèrent les vampires. » C’est exact, un fort courant de la littérature d’inspiration anglo-saxonne propose aux jeunes lecteurs de suivre les vampires et les magiciens… Rien de condamnable à cela, certes. Mais il en résulte qu’il nous faut « imaginer le flop que ferait une Madame de Chartres conjurant sa fille de renoncer au duc de Nemours en ces termes : « Ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelques affreux qu’ils vous paraissent d’abord : ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie. » L’article en question, pourtant, parvenait à cette conclusion : « Quand ils sont mordus, les jeunes lecteurs n’ont pas peur d’affronter les grands classiques. Tout n’est pas perdu pour notre princesse de Clèves. »
Eh bien, Marie-Florence Ehret travaille à ce que ses jeunes lectrices soient de ces « mordues », et je crois qu’il faut l’en féliciter.
« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte. »
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Michel Host
le 23 novembre 2011
(1) : La Sœur de l’Ange, N° 9, printemps 2011, p.184. Françoise Dargent, Littérature jeunesse : Révolution dans les palais. Pp. 184-187.
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