La mère Michel a lu (17)
La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte.
L’Esprit des Lettres, recueil d’articles, vol. I (1948-1952), vol. II (1952-1965), Jacques Laurent, Éditions de Fallois, préfaces de Christophe Mercier, respectivement 415 et 390 pp., 22 € chaque volume
L’intelligence et le rire du temps de Jacques Laurent
« J’ai l’orgueil de penser qu’une partie de mon œuvre, si notre civilisation dure, passera le cap des décennies et peut-être des siècles. Si j’ai très peu de vanité dans ma vie terrestre – je n’en ai aucune –, j’ai un orgueil non pas pour moi, mais pour mon œuvre. J’aime ce que je fais. Mon œuvre est un ami, auquel je souhaite une vie éternelle », Jacques Laurent, Entretien (vers 1970)
Jacques Laurent a disparu en 2000. Le chagrin de la perte de l’être aimé l’a emporté. Il a « choisi sa mort » – Montherlant est souvent cité en la circonstance –, comme l’ont écrit quelques journalistes qui, selon l’habitude de la profession, sont d’intolérables bavards qui savent à peine de quoi ils parlent. Certes, il a laissé une « note » assurant que oui. Au mieux, je crois, la mort l’a invité et il l’a suivie. Ce fut comme en secret, discrètement, avec élégance, forme de paraphe d’un art de vivre suranné. On ne se dérobe pas à certaines invitations. La revue L’Atelier du Roman (N° 67, Septembre 2011, Éd. Flammarion) que je recommande d’acquérir, consacre un grand dossier à l’écrivain et à l’homme. Christophe Mercier, qui fut son ami et confident, y évoque les ultimes moments de son existence : « Puis ce fut vraiment le dernier verre. Devant chez Lipp, à trois heures du matin sur un boulevard Saint-Germain dont les illuminations de Noël ne brillaient plus, je l’ai aidé à monter dans un taxi et, pour la première fois, nous nous sommes embrassés ». « Jacques voulait qu’on sache qu’il n’était pas mort dans son lit comme un Académicien cacochyme. Il voulait qu’on sache qu’il avait choisi de mourir, et quand ». Genio y figura hasta la sepultura –, disaient les vieux castillans.
Pour ma part, j’ai rencontré Jacques Laurent en deux occasions. C’était dans les années 1980. D’abord au cours d’un dîner consécutif à la remise d’un prix littéraire : il s’y montra ébouriffant de gaîté et de drôlerie, d’un esprit d’à-propos dont j’imaginais qu’il avait péri avec le XVIIIe siècle. Les êtres qui, comme moi, ne trouvent la bonne réplique qu’une fois la soirée terminée et les convives rentrés chez eux, en étaient éberlués. Je le suis encore aujourd’hui. Et plus éberlué encore par la deuxième occasion et la récitation sans emphase que, dans l’express Paris-Nancy (on déplaçait alors des écrivains vers les contrées supposées n’en pas avoir suffisamment d’autochtones), il nous fit, sans une hésitation, sans un trou de mémoire, du premier acte de la Bérénice de Racine, ne mettant fin au récital que par crainte d’ennuyer.
Il était l’intelligence même. Intelligence du temps, de l’art, de la littérature. La politique, la morale des choses du temps, parfois celle des « affaires » retenaient sa réflexion, et pas uniquement son attention. Alors, quel que fût son sujet, il s’en emparait avec délectation, le disséquait, l’analysait, en proposait des prolongements avec une vision inattendue, toute personnelle et jamais dépourvue d’humour.
Tout cela est rassemblé dans l’ouvrage dont je vais tenter de donner un aperçu. Bernard Frank (je le cite plus bas), le fin et parfois épineux critique de la vie littéraire du siècle passé, l’avait classé, avec Nimier, Blondin et quelques Hussards, dans : « … un groupe de jeunes écrivains que par commodité je nommerai “fascistes” » (Les Temps modernes, XII, 1952)… Ce « par commodité » est adorable de grossièreté de pensée schématique et caractéristique d’un fascisme inversé qui s’emploie à ne rien étudier de la pensée de qui il désigne pour son adversaire qu’il a pour unique souci de discréditer. Les esprits fins peuvent décevoir, surtout lorsque tant de finesse partout encensée les empêche à la fin de penser. Olivier Maillart, dans la livraison de L’Atelier du roman signalée plus haut, décrypte fort bien l’enjeu de telles injures : « Enfin, si je vous raconte tout cela c’est que je dois parler de Jacques Laurent. Quand on l’évoque aujourd’hui, neuf fois sur dix, c’est justement pour lui accoler des noms d’oiseaux, des amabilités du type “fasciste”, “nauséabond”, etc. Pour qui a l’oreille fine, des mots qui veulent simplement dire : “Il nous embête avec son talent celui-là, aussi nous ne le lirons pas” » (Op. cit. p. 53).
Ne pas le lire, celui-là ? Nous aurions bien tort. À moi, il aura tout fait sauf m’embêter. Son talent m’enchante. Ses romans sont des chefs-d’œuvre de style et d’exécution, on peut encore en saisir quelques-uns chez les libraires sérieux. Ses chroniques et articles sont aussi des chefs-d’œuvre du genre.
Les éditions de Fallois nous en proposent aujourd’hui le volume II, publié en mai 2013 : choix de 106 chroniques publiées dans Arts entre 1952 et 1965. Le volume I, publié initialement en 1999, choix de chroniques s’étalant de 1948 à 1956, publiées dans La Table Ronde et La Parisienne, est toujours en vente chez le même éditeur et à disposition des lecteurs. Pour les deux volumes, les préfaces de Christophe Mercier sont remarquables de concision comme de précision factuelle et chronologique. Un ensemble parfaitement conçu, par conséquent.
Il faut maintenant, pour donner l’idée, le sentiment, la manière de l’écrivain… et s’il est possible l’envie de le lire, quelques choix tout personnels. Lançons-nous dans ces quelque 800 pages. Attaquons la partie émergée de l’iceberg au pic à glace avant sa fonte définitive dans les moiteurs chaudes de l’illettrisme. Que veux-tu, lecteur ?
Une fugace réflexion sur la postérité ? Elle passera par les Aphorismes de Lichtenberg, et « le long interdit de la postérité à son égard » (I, p.16) (1). Stendhal y pensa aussi, et remit sa reconnaissance posthume à 30 ans (et non à 100, comme j’ai pu le lire ailleurs), ce qui révèle que le sentiment de l’écoulement du temps n’est pas le même à toutes les époques. J. Laurent explique l’éclipse qui frappe un jour les écrivains de fond et de forme : « … Lichtenberg a pu passer pour un mineur parce qu’à la question “Où voulez-vous en venir ?” toute son œuvre répond pour lui qu’il ne veut en venir à rien de particulier » (I, p.15). J. Laurent, on s’en serait douté, préfère « l’écrivain non engagé ». Cette préférence est une constante de ces chroniques.
Veux-tu une observation d’esthétique liée au cinéma ? La voici : « Cette confusion de la pureté et de l’hygiène, cette victoire de l’infantilisme bien organisé, chaque soir le cinéma américain en témoigne sur les écrans, et sur les trois quarts de nos écrans témoigne aussi de la docilité avec laquelle nous savons nous y “adapter” » (I, p.23). Exemples et commentaires à l’appui, ce fut écrit en 1948. Pas un mot à changer cinquante-quatre ans plus tard. N’es-tu pas écœuré de cet « infantilisme bien organisé », de ces feuilletoneries made in U.S.A. dont on nous gave sur les petits écrans, de cette drogue d’images consommable chaque soir où « on ne prend une fille par la taille que si, au préalable, elle a accompli la formalité de se noyer, de s’évanouir ou de se faire écraser » ?
Quelques observations bien senties sur la fessée appliquée aux jeunes enfants, scandale dénoncé ces jours-ci (à juste titre, m’empressé-je d’ajouter, et en raison de cuisantes et inopérantes expériences personnelles) dans toute la presse et les médias ? Eh bien, J. Laurent les aura précédés encore une fois en prenant le raccourci des romans de la Comtesse de Ségur dont le génie romanesque « réside dans cette conjonction du conservatisme clérical et du sadisme anal » (I, p.60). Amusons-nous une seconde encore car si le style c’est l’homme, c’est aussi le sens aiguisé comme lame de Tolède : « Le complexe ségurien tient dans la rencontre de la moraliste tatillonne et de la névrosée, du goupillon et du knout » (I, p.61).
Un brin de psychosociologie des années 50, parfaitement adaptable à notre temps ? Facile. Lisons « Plat du jour » (I, p.73). « Le ridicule que se donne en général la jeunesse est d’accorder du crédit à la morale fermée ou à la révolte, également fermée, que lui débitent les aînés. Elle voit ceux-ci à travers un prisme, comme, paraît-il, les chevaux voient l’homme. Si son père sort le soir, un lycéen croit que c’est vraiment pour assister au grotesque banquet confraternel des électriciens ». « Ces dernières années les adultes ont beaucoup trop enfantillé devant les enfants pour que ceux-ci puissent aujourd’hui les considérer avec un sérieux suffisant ». On comprend du coup que certains aient pu voir en J. Laurent un fieffé réac. Mais un fasciste ? Je dirais qu’on exagère. Et on s’amuse comme cela sur les sept pages d’un article brillantissime.
Le pamphlet, maintenant ?
Le plus célèbre et le plus étincelant de notre auteur s’intitule Paul et Jean-Paul (I, p.88). Il met en scène les écrits de J.-P. Sartre (bête noire de Laurent, tout comme sa compagne Simone) parallèlement à ceux de Paul Bourget, fade romancier d’alors. Le plaisant est que le premier n’en sort pas à son avantage, c’est le moins que l’on puisse dire. Les éditions Grasset (cela fut écrit en 1951) se jetèrent sur ces pages corrosives autant qu’amusantes pour les éditer en plaquette. Elles sont ici entièrement reproduites (I, pp.88 à 122). J’en extrais quelque pépites qui, selon moi, donnent envie de faire une razzia sur toute la bijouterie, car l’argumentaire, pour surprenant qu’il puisse apparaître, n’en est pas moins d’un profond sérieux.
Imaginant un dialogue entre les deux écrivains, aux répliques issues de leurs œuvres respectives, ceci par exemple : SARTRE : « … bien que la littérature soit une chose et la morale une tout autre chose, au fond de l’impératif esthétique, nous distinguons l’impératif moral ». BOURGET : « … Entrevoir ces causes, l’écrivain le peut et le doit, s’il veut donner à son œuvre de la portée. Condamnons la littérature à thèse… Distinguons-en la littérature à idées, genre légitime, genre nécessaire ». SARTRE : « … Tous les manuscrits seront acceptés (sonnerie de trompettes et de clairons) d’où qu’ils viennent, pourvu qu’ils s’inspirent de préoccupations qui rejoignent les nôtres et qu’ils présentent en outre une valeur littéraire ». Et autres plaisantes fariboles.
Mais ceci encore, bouffonneries qui dissimulent une vision construite mais réjouissante, à la Molière, de ces belles affaires littéraires et philosophiques : « … Bourget, par exemple, s’était mis dans la tête que la philosophie kantienne était diabolique et conduisait les jeunes hommes à la débauche et au crime. Il savait bien que c’était là une idée en l’air, parfaitement indémontrable et qu’il avait peu de choses, sinon le ridicule, à attendre d’un essai intitulé : Des raisons pour lesquelles un intellectuel, s’il lit Kant, abuse d’une vierge et la tue. De son côté, Sartre avait eu son idée, qui était d’expliquer – d’expliciter, pour parler sa langue – le fascisme par l’inversion. C’était là une de ces bonnes petites convictions, géniales sans doute, mais rebelles à toute démonstration logique comme à toute ébauche d’exposé historique. Une idée à la Bourget. Sartre comprit à son tour que son essai, De l’homosexualité considérée comme la phase préparatoire au fascisme, ne serait peut-être même pas publié dans la collection “Une œuvre, un portrait” avec illustrations de Dubuffet… » (I, pp. 93 & sqq.) À lire de telles pages, à défaut de ployer sous la gravité, sœur accompagnatrice de l’idiotie, on se sera instruit autant qu’amusé, ce qui n’était après tout que l’exigence classique minimale du bien écrire.
Moins pamphlet que réflexion sur la peinture, ces pages lumineuses sur « La Pomme, ou contrainte par corps » (1953, I, p.186 & sqq.) ouvertes à l’occasion de la condamnation que le P.C.F. porta sur le portrait de Staline par Picasso. On y pense très sérieusement à cette chose sérieuse qu’est la représentation dans l’art (sont convoqués Pascal – pourquoi une pomme peinte est-elle hors de prix quand la pomme du marché est si bon marché ? –, les peintres du « sujet », la colombe de Kant, l’art abstrait, Aristote, le nu en peinture – « … d’une grande danseuse qui ne retient pas l’attention sur ses charmes, on distingue qu’elle est une grande danseuse. Qu’elle use du transparent et de la dentelle, elle n’est plus qu’une jolie femme », mais on n’oublie jamais de rire un peu, fût-ce avec André Gide : « La guerre de 14 n’a pas inspiré un seul beau monument aux morts. Aussi, quand Gide avançait qu’on ne faisait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, devons-nous surtout retenir l’opposition qu’il marquait par là entre ce qui plaît au cœur dans la vie quotidienne et ce que réclame ce vivant au second degré qu’est le spectateur d’une œuvre ». La suite à l’avenant. Je crains qu’il ne soit des lectures plus stupides et inutiles que cet Esprit des Lettres.
Je ne m’attarde pas davantage sur le premier volume : il y aurait tant à dire encore de la focalisation du regard de son auteur sur Gide, en effet, comme sur Paul Morand, ou Antoine Blondin. Nous sommes au regret de laisser dans une ombre qu’il n’appartiendra qu’au lecteur curieux de lever, des sujets comme les prix littéraires (J. Laurent s’en gaussera, mais comme tout le monde ou presque acceptera ceux qu’on lui décernera, le Goncourt entre autres), l’Académie (où il entrera en bon et bel habit vert)… Il demandera aussi qu’on veuille bien pardonner le succès contre toute attente et forcément jalousé, critiqué, de sa revue La Parisienne : « … qu’on nous pardonne cette goujaterie qu’est le succès pour les penseurs du jour : leur regard est profondément pénétré de la gravité de la condition humaine et ils considèrent que seul l’échec est “authentiquement valable”, comme ils disent » (I, p.224).
Avec le volume II concernant les années 1952 à 1965, J. Laurent est et reste lui-même, c’est-à-dire tout intelligence et finesse dans l’amusement en terrain consistant, humoristique, cohérent ou contradictoire selon l’heure et le jour, tel un dieu de l’Olympe l’œil et l’oreille aux aguets, brillant et capable à l’infini de rendre son lecteur plus éclairé qu’il ne l’était avant de le lire, et jamais au grand jamais, ennuyeux. Il évolue aussi : la littérature du temps et hors du temps le préoccupe davantage, sa bête la plus noire devient Mme de Beauvoir, et François Mauriac la bête de somme qu’il monte avec le plus de plaisir. Nous nous rapprochons, rien qu’un peu il est vrai, de notre époque. Les jeunes gens de 2013 auraient tout intérêt, il me semble, à prendre connaissance des soucis d’un temps qui peut-être leur semblera peu éloigné de la préhistoire, et que pour ma part je trouve plus riche et moins vain que celui que nous sommes tenus de subir aujourd’hui entre deshumanisation des sociétés, chômage ascensionnel et exploitation de l’homme par la finance, ambitions de PIB maintenu, de compétitivité soutenue, réalités d’appauvrissement généralisé tant matériel que moral et intellectuel, adoration de la pure technologie transportée jusque dans les véhicules piégés et les bombes que des esprits dits religieux à l’extrême, c’est-à-dire faibles à l’extrême, font exploser aux quatre coins de la planète. Qu’on pardonne cette sensibilité excessive qui est la mienne à de grandes oscillations que sans doute beaucoup de mes contemporains n’ont plus même le temps de percevoir, accablés qu’ils sont par leur propre descente aux enfers et la constante marche vers l’arrière d’un progrès qui n’est plus qu’un mythe défraîchi.
Jacques Laurent, donc, comme antidote et échappatoire à cette atmosphère mortifère. Le soir, au lit ou dans un fauteuil, la télévision éteinte, cela permet de reprendre souffle. Ressaisissons le pic à glace et notre carottage. Que veux-tu encore, lecteur ?
Le sens vrai des commémorations d’écrivains disparus ? Il s’agit justement de Paul Bourget : « Les écrivains appelés dans diverses feuilles à lui rendre hommage croient presque tous s’en rendre un en jurant sur l’honneur qu’ils ne relisent jamais Bourget ». La tombe, pour l’écrivain, ultime refuge sur la pente de la postérité. Quant à l’hommage personnel de J. Laurent, le voici : « En ce siècle social, on en a voulu à Bourget de s’être excité sur de grandes duchesses. Les idées politiques avaient peu de part dans ce choix. C’était sa sensualité qui l’entraînait vers le mystère des boudoirs inaccessibles et le portait vers des femmes trop grandes pour lui. Au lourd bruissement des jupes, il lui fallait en écho la voix du laquais glapissant une particule. Ce qu’il voulait décrire, c’étaient les égarements de femmes pétrifiées au préalable » (II, pp.14 et 17). Suivent de fortes considérations sur la façon qu’a Bourget « en un temps dévêtu » de décrire les femmes « séquestrées par [leurs] vêtements… ». Du travail au petit point : sous l’apparente vacherie, parfois l’authentique compliment.
Une note sur l’entrée des technologies nouvelles dans la littérature ? Alors, ceci : « Il n’est pas inutile de remarquer que Proust, Morand, Cocteau, ont reconstruit le téléphone à leur image. Ils l’ont digéré. Les découvertes mécaniques touchent si peu la littérature qu’un écrivain recourrait-il à la dernière découverte, dans l’emploi qu’il en ferait nous ne découvririons que lui-même » (II, p.34).
L’idée en art vous tracasse-t-elle ? Rappelons qu’il existe un art « conceptuel », et que donc J. Laurent n’avait pris aucun retard, mais plutôt de l’avance en la matière : « M. Dubuffet fait de la littérature. Il joue plus du verbe que de la forme. On se rappellera que Picasso avait découvert la Vénus du Gaz en détachant une pièce des réchauds de cuisine. C’est bien vrai. L’idée était bonne. Mais Picasso ne s’est pas borné à avoir des idées : il a peint » (II, pp.48-49).
Mme de Beauvoir ? Les Mandarins étaient restés en travers de la gorge de J. Laurent… Sans nous attarder (il y a trop à lire), citons cette observation à propos l’emploi de l’argot et du langage familier dans ce roman « de pensée » plus que « de sentiment » : « … qui forçait Mme de Beauvoir à nous accabler sous le poids d’une entreprise malheureuse où le petit argot du potache était indispensable pour faire passer l’aridité des débats ? » (II, p.51). D’autres critiques s’enchaînent, bien entendu, et j’aime particulièrement ces relevés (si j’ose dire) des inénarrables platitudes qui sont l’une ses marques stylistiques du beauvoirisme : « Mme de Beauvoir n’aime pas la langue française. Mais pourquoi aime-t-elle le français dès qu’il est débraillé ? […] Le goût du lieu commun est si vif chez Mme de Beauvoir qu’elle se croit romancière parce qu’elle ne saute aucune évidence.
– Lewis !
– Enfin, j’ai tant attendu, comme c’était long !
– Oui, c’était long, c’était si long ! » (II, p.53)
Là où le style défaille, la pensée cafouille. Cela me rappelle les tentatives littéraires misérables de Mme C. Bravo, dans Avenida B. notamment, qui m’ébranlèrent au point que j’en fis une brève nouvelle. Mais finissons-en : « C’est donc entendu, pour beaucoup de nos écrivains le parti est pris de s’exprimer à coups d’impropriétés enchâssées dans une syntaxe obscure. […] Nous appellerons beauvoirisme la méthode littéraire qui consiste, lorsque le héros trouve laide la chambre qu’on lui propose, à écrire que du point de vue de l’esthétique il ne la trouvait vachement pas valable, la carrée. Les critiques trouvent ce style dense, authentique et humain » (II, p.170). Voilà qui n’a rien de prémonitoire, c’était là, déjà, nous l’ignorions, et ça n’a fait qu’empirer.
Les critiques maintenant ? Oui, pourquoi pas ?… tout écrivain ayant du sang dans les veines, du sens dans le cerveau, ne peut que lâcher sur eux tout le chenil qu’il nourrit pour cette tâche précise :
« Le rôle des jurés et des critiques, c’est d’être en retard. En 1913, pas de Goncourt pour Le Grand Meaulnes parce que le jury en est encore à récompenser les survivants du naturalisme. Cette année il découvre une survivante de l’existentialisme » (II, p.72).
Gide, dans le rôle du critique, était à la fois en avance et en retard : « [il] reprochait à Proust la mondanité et la frivolité de ses héros. Il assimilait déjà le roman à une thèse progressiste. Ayant luSwann, il se demandait à peu près : Qu’est-ce que ça prouve ? » (II, pp.72-73).
Quant au critique d’art, sa cuistrerie mêlée à ses visions de myope me paraît on ne peut mieux analysée que dans La critique centripète, un article de 1955. Il s’agit du bien oublié J.-L. Ferrier, fleuron réflexif de la revue Les Temps modernes, lequel parle d’assomption à propos de Fernand Léger, et de son désir de « pénétrer son œuvre selon un mouvement centripète »… J. Laurent traduit : « (il) entend seulement signifier qu’il va l’approfondir ». Le même estime que « sa peinture [celle de Léger], en tant qu’elle est son moyen spécifique d’expression… etc. ». J. Laurent traduit : « Il veut dire que Léger est avant tout un peintre », et pénétrant à son tour la chronique de M. Ferrier « selon un mouvement centripète », il en fait surgir la creuse prétention, le goût du lieu commun drapé dans une langue vaguement philosophique, concluant : « Devant une œuvre, les critiques philosophiques ont le vocabulaire de médecins légistes après l’autopsie » (II, p. 190).
François Mauriac, ai-je dit ? Il agace singulièrement Jacques Laurent. Un article est révélateur, en date du 19 octobre 1955 (II, p.202). Mauriac n’est-il pas de l’Académie française, ne se lance-t-il pas dans un dénigrement d’un style indigne de lui à la veille d’une réception, « (croyant) devoir écrire : “Ces réceptions sous la Coupole où deux vieillards déguisés échangent des coups d’encensoir et des cocoricos” ». Et pourquoi donc ne démissionne-t-il pas ? Certes, nous savons que Mauriac, jusqu’aux tréfonds de son œuvre romanesque et de ses Mémoires, restera pétri de contradictions. Celle-ci en est une mineure, et d’un autre ordre. J. Laurent veut méconnaître l’esprit de contradiction, ou la vertu de cet esprit. Nous touchons peut-être à l’une de ses limites (le brin de jalousie et d’incompréhension – il vient pourtant d’écrire, dans le même article : « L’Académie française ne m’intéresse pas singulièrement ». Le vrai est sans doute dans ce « singulièrement ». Lui-même sera élu académicien en 1986.
Plus sérieux, plus consistant, ce reproche à Mauriac de n’être pas lui-même, d’être moins écrivain et davantage (trop) dans l’opportunisme médiatique, ce en quoi J. Laurent n’a pas tort : « Autant sonJournal était le prolongement de ses romans, autant le bloc-Notes emprunte à une lignée d’écrivains passionnés par l’ambition, la puissance et le bruit » (II, p.367). Ces textes sur Mauriac sont prodigieux de vacherie mêlée d’admiration en dépit de tout, mais tirés à boulets rouges. En témoigne particulièrement ce « Cher François Mauriac… » (janvier 1965, II, p.380 à 384), lettre ouverte à l’auteur de Thérèse Desqueyroux, au sujet d’un commentaire qu’il fit d’un commentaire de J. Laurent au film la Bataille de France. On y trouvera ces répliques cinglantes : « … il m’a semblé que le reproche en question ne me visait pas seul et qu’à mon propos vous poursuiviez cette entreprise de transfiguration des faits qui ont occupé votre vie. […] Pendant que les naïfs, à droite ou à gauche, s’égaraient dans des chemins périlleux, votre boutonnière n’avait cessé de saigner, de bourgeonner et de fleurir. […] Je ne vous demande pas de cesser d’être un courtisan, vous le fûtes toute votre vie, mais je vous souhaite de redevenir un écrivain – vous le fûtes presque toute votre vie ».
Il faut savoir s’arrêter. Je laisse donc au lecteur le plaisir de découvrir de singulières chroniques toutes chargées de poudre ou de parfums, ou d’étoiles de feu d’artifice, ainsi : Sermon sur l’Annapurna, Le traduidu, C’est mon opinion et je la partage, Sagan et les vieillards, Douloureuse conscience de la machine à laver, Meilleurs vœux aux Atrides… et d’autres encore. Finir sur le bref article Nous avons besoin de Valéry (novembre 1955-II, p.210) me paraît un plaisir nécessaire sinon indispensable : « On m’assure que les étudiants ne le lisent plus guère. Ce qui ne m’étonne pas. Les circonstances ont mis à la mode l’humanitarisme. Valéry n’est pas humanitaire. Il n’écrit ni avec son sang ni avec celui des autres. Il ne fait pas état de ses larmes ». « [Il] a séduit trop d’idées pour ne pas choquer une époque, la nôtre, où il est devenu à la mode de ne se dévouer qu’à une seule ». « J’aimerais bien que les jeunes gens en tâtent. C’est en ce moment que nous avons besoin de Valéry parce que nous vivons une époque où domine le prêche émotionnel. Nous en avons besoin comme d’une cure ».
On ne peut avoir tort de s’adresser aux étudiants, comme de lire ou relire Paul Valéry et Jacques Laurent. Du moins, il me semble.
Michel Host
(1) Tout au long de cette lecture, nous désignerons par I et II, les deux volumes de L’Esprit des Lettres, aux Éditions de Fallois.
Jacques Laurent : naissance à Paris en 1919. Lycéen, il milite à l’Action Française. Il présentera plus tard son engagement ainsi : « c’est parce que je rencontrais l’Action française que j’échappais au fascisme » (Wikipedia). Licence de philosophie en Sorbonne. 1941, parution de son roman Les Corps tranquilles. Il travaille un temps très bref pour Vichy, mais ne sera pas poursuivi. Il rejoindra les FFI. Sous le nom de Cécil Saint-Laurent, il écrit Caroline chérie et commence une importante activité cinématographique. Il produit cinquante œuvres : romans d’aventures historiques, policiers, nouvelles… 1952 : Bernard Frank crée le mythe des Hussards. 1953 : il crée la revue La Parisienne. Puis il rachète l’hebdomadaire Arts. Il est pour l’Algérie française. 1964 : il cloue au pilori De Gaulle et Mauriac, dans son pamphlet Mauriac sous de Gaulle. 1971 : il est prix Goncourt pour Les Bêtises. 1986 : élu à l’Académie française. 2000 : il met fin à sa vie, le 29 décembre, après la mort de son épouse.
Principales publications :
Les corps tranquilles, roman (1941)
Paul et Jean-Paul, pamphlet (1951, La Table ronde)
Le Petit Canard, roman (1954)
Mauriac sous de Gaulle, pamphlet (1964)
La fin de Lamiel, 1966 (il écrit la fin du roman inachevé de Stendhal)
Lettre ouverte aux étudiants (1968)
Les Bêtises, roman (1971)
Histoire égoïste (son autobiographie intellectuelle), (1976)
Roman du roman, essai (1980)
(À recommander : on le trouve parfois chez les bouquinistes)
Les sous-ensembles flous, roman, (1981)
Le Français en cage, essai, (1988)
L’Inconnu du temps qui passe, roman (1994)
Du mensonge, essai (1994)
Ja et la fin de tout, roman (2000)
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