La mère Michel a lu (10) - Le dernier Contingent, Alain-Julien Rudefoucauld
Le dernier contingent, Alain Julien Rudefoucauld, Éditions Tristram, 2012, roman, 501 pp., 24 €
www.Tristram.fr/ Tristram – BP 90110 – 32002 AUCH Cedex
DES MONDES SE REGARDENT, S’ÉLOIGNENT ET SOMBRENT
C’est entendu, le roman a fait parler de lui, et en bien. Le contraire eût été étonnant. Il a aussi obtenu un prix littéraire de renom, celui de France-Culture/Télérama. Voilà qui ne desservira pas son auteur, ni son éditeur, du moins La Mère Michel le leur souhaite bien haut.
Commençons par le volet aléas et désagréments. J’ai lu que plus de cinquante éditeurs avaient refusé le livre. Félicitons-les, ils ne se sont pas déjugés : pareils à eux-mêmes ils ont témoigné de la magnifique constance de leur pusillanimité et, comme souvent à travers leur regard commercial, leur myopie, leur goût du calibrage routinier, ont sous-estimé les capacités du lectorat et préjugé de ses réactions.
D’ordinaire, on félicite l’éditeur pour son courage, son flair, son opportunisme lorsqu’il ose publier un livre hors normes – et c’est le cas avec Le dernier contingent –, de la littérature donc, au sens extrême, c’est-à-dire puissamment liée à la condition des humains et prise dans des formes de construction et de style adaptées à l’intention de l’écrivain, au sujet et au cadre. C’est encore le cas ici, et la décision de publier était presque trop facile pour les Éditions Tristram, maison que l’audace n’effraye pas, et dont le catalogue est admirablement rare et original. Pas de félicitations donc, mais des louanges pour avoir clairement reconnu la valeur et entrepris de la servir.
Venons-en au roman. Il s’écoule sur une période de douze semaines pour six garçons et filles, des adolescents qui vivent ces moments de leur existence que, me fiant à mes souvenirs, je dirais flous et incertains. Ils ont de treize à dix-huit ans et vivent dans la région bordelaise, s’y rencontrant sans l’avoir voulu, qu’ils en soient originaires ou non. Ceux qui viennent de plus loin y ont été fixés dans l’un ou l’autre de ces établissements de remise en état comportemental qu’exige l’ordre de notre société, dont toutes les intentions ne sont pas obligatoirement condamnables. Et le lecteur se fera vite à l’idée que le bordelais n’est pas à jamais engoncé dans ses rangs de vignes tirés au cordeau, ses grands crus classés ou bourgeois, ses châteaux pompeux ou imaginaires, l’apparente respectabilité de ses façades.
Il entrera dans le vif du sujet en compagnie de Marco, le géant obèse de 15 ans, dont les deux mètres et cinq centimètres de lente douceur essoufflée, mais aussi de force herculéenne, sont redoutables, et de Sylvie, gamine du même âge sans doute, qui vivait entre sa mère et Arlette, la petite sœur, et dont le père s’est « éclaté » la tête en sautant du balcon. Père attentionné, mère hurleuse dont la seule fonction audible est d’avoir fait Arlette, parce que faire davantage ne lui est pas possible. Le monde bancal de Sylvie n’existe plus, et du même coup le monde entier lui a explosé au visage. Déjà les gendarmes sont là, qui enquêtent, et à la fin on se retrouve sous l’autorité des « monos » (moniteurs) et des « éducs », dans des sortes de « colos » ou autres lieux de remise en ordre des mœurs sociales. Voilà pour l’entrée en matière. L’intention d’Alain-Julien Rudefoucauld est clairement de nous décrire ce monde qui sans cesse bascule, mais plus encore de nous le faire traverser, et pas rien qu’en touristes ou en ethnologues amateurs des tribus perdues de la jeunesse. Il faut que les lecteurs y touchent, qu’ils y mijotent assez pour comprendre ce qu’il y a à y comprendre, et cela par le moyen du roman. Oui, le roman encore et toujours, cet irremplaçable outil, cette fiction, grâce à laquelle on parvient à la com-préhension, au prendre avec soi, afin que l’on ne puisse plus se débarrasser de ces jeunes qui font tache dans le paysage organisé de la civilisation de l’offre et de la demande, qu’on ne puisse plus les reléguer au pays des qualificatifs commodes : inadaptés, asociaux, voyous, racailles… En fait, si on veut bien y penser, cette intention se compare à celle d’un Céline nous emportant dans son Voyage, nous traînant des colonies aux champs de la guerre, territoires qu’il connut du dehors aussi bien que du dedans. Voilà, je crois, pour l’essentiel du projet. Je parlerai aussi des moyens employés par le romancier pour exercer la puissante attraction, la fascination qui se dégage de chacune de ses séquences.
Sylvie et Marco ne sont pas seuls dans les rues des villes, sur les chemins, sur les rives de La Garonne. Cette picaresque « aux couleurs de la France d’aujourd’hui » est mise en marche avec tout un « contingent » de rencontres et de hasards : il y a Thierry, sorte d’intermittent des marges, quelque peu en retrait, observateur aigu ; il y a la petite Cécile, de sept ou huit ans, qui un temps suivra la petite troupe, naïve et pleine d’entrain, râleuse aussi, éveillant les tendresses, les élans protecteurs, Cécile qui se faufile dans les autres destins, toujours en route vers quelque Papy, quelque centre aéré, vers ses paradis rêvés d’entre Pessac et Gradignan. Il y a Xavier, qui faisait dans la librairie, dans les B.D. volées massivement et en bande organisée à l’occasion des foires et rassemblements que suscite le genre, puis revendues à des libraires : activité lucrative et risquée, qui au passage offre une sorte de culture portative d’imprégnation et des références utiles aux adolescents, de quoi se comprendre entre soi, donner un vague sens à la folie du monde où l’on a été jeté. D’une certaine façon on connaît Sans famille et le singe Joli Cœur, Astérix et une Gaule mythique, Arsène Lupin, Corto Maltese, Hulk, le capitaine Haddock et Spirou… Il y a aussi Malid, le petit métis antillais, rusé, bourré d’idées, d’insoumissions et d’audaces… Malid le questionneur qui ne laisse personne dormir en paix sur ses idées toutes faites et exerce sur les autres une fascination mêlée d’énergie motrice. Et vient Manon, emblème de la beauté des dix-huit ans –, Aphrodite dans l’exil de la grande ville, pré-adulte qui gagne sa vie en livrant son corps au fond de parkings sordides et au cours des luxueuses et non moins sordides partouzes des châteaux. Par elle, on saura comment se dédouble une jeune fille en putain et en équipière au grand cœur ; elle apprendra au lecteur, s’il les ignore, les rigoureuses lois de la jungle des parkings, ses pratiques des « plaques jaunes » et des « plaques blanches », tout un langage de la prostitution des abysses… mais aussi la jungle sans lois des grandes partouzes bourgeoises où le fist est la limite extrême, acceptée ou non, de la violence exercée sur le sexe des femmes, violence telle qu’il leur faut parfois, ensuite, passer « à la couture »… L’éducation est d’abord sexuelle. Elle le fut souvent dans la petite enfance de ces garçons et filles, elle l’est restée (Manon en est au stade des études supérieures, elle gère au mieux ses rentrées d’argent et la répartition de ses efforts). Éducation complète et spécialisée, qui imprègne la société entière à travers les travaux pratiques allant du libertinage au viol. Cela ne scandalise personne et surtout pas les membres du petit contingent. On sait les risques, les dangers : il faut simplement rester sur ses gardes, savoir jusqu’où l’on ira et avec qui, ce qu’il y a à gagner…
L’environnement humain (écrivons comme on parle à France-Culture) s’établit des cercles proches à d’autres de plus en plus lointains : la famille en premier lieu, inapte à l’éducation, à l’amour, ou absente, hostile, violente et toujours en proie à quelque malheur. Elle est à la racine des troubles, des anomalies. Les cercles suivants : amitiés de rencontre (la rue, les établissements rectificateurs) ; l’école, absente par définition semble-t-il, ou intermittente, aléatoire, avec ses « éducs » et ses « monos » de passage. Parmi ceux-ci, deux catégories qu’il sera utile au lecteur de connaître : les tutus, vraiment ou faussement amicaux, souvent désireux de bien faire, parfois de mal faire sous couvert de leur autorité, rarement efficaces (Malid les détecte à merveille, décape leurs maquillages, les montre sous leurs vraies couleurs), et les vouvous, plus distants, qui font leur boulot et rien d’autre, mais qui vous tireront de l’eau par la peau du cou ou des fesses si vous êtes sur le point de couler… Viennent ensuite ceux des générations antérieures : des Papys qui savent ce qu’est un jeune en perdition, qui l’aident, usent des paroles qu’il faut, ont naturellement de l’humaine compassion, et d’autres Papys quelque peu anarchistes, qui traînent les manifestations, n’ont rien abandonné de leurs rêves ou de leurs illusions, et qu’il arrive au contingent de protéger à son tour. Ici ou là, tel gendarme, tel commissaire qui fait son travail humainement, discrètement et ne violente ni ne brutalise. Enfin, les deux cercles les plus éloignés : celui des « forces de l’ordre », les C.R.S., à qui colle encore à la peau l’infâmant qualificatif de « S.S. » (1), ceux qui cognent et qui parfois tuent comme par inadvertance. Les magistrats, les Juges peuplent le dernier cercle, et il en est d’espèces variées, mais spécialement de celle qui comprend mal ou ne comprend rien.
Un roman, c’est un dispositif qui se doit d’être efficace : celui qu’a adopté Alain Julien Rudefoucauld l’est parfaitement. Il est à la fois chronologique, l’histoire du petit contingent se déroule dans le temps, imparablement, et alternatif en ce qu’il avance selon les mouvements d’une hélice qui place sur le devant de la scène les uns, puis les autres, tous les protagonistes au fur et à mesure de l’écoulement des douze semaines. Le lecteur est donc toujours surpris de retrouver Malid, ou Manon, ou Marco, dans l’élan de leur propre aventure, ou témoignant de ce qu’ils voient lorsqu’ils regardent les autres, le monde qui les entoure… Le lecteur vit donc dans l’attente et le suspense. Toujours en appétit par conséquent. Il ne s’en plaint pas. C’est, en fait, la démarche de l’historien, celle que, par exemple, avait mise en œuvre Claude Manceron dans son passionnant « récit » de la Révolution française. Lire Le dernier contingent suscite, dans un registre différent, une passion du même ordre.
Un roman, c’est aussi une langue, des niveaux de langue, des langages. Celui-ci les exigeait plus qu’aucun autre. Le romancier les maîtrise comme personne. C’est du grand art dont il faut dire quelques mots : l’« argot », dont certains ont parlé, est une illusion à la Céline, il n’y a ici d’argot que de rares mots très choisis, le plus souvent apocopés, comme c’est d’usage dans la plupart des langues, et donc reconnaissables, inoxydables. Très peu de mots, en fait. On lira encore ces pages dans cinquante ans et on comprendra tout. C’est davantage dans la syntaxe (celle du commentaire, celle du dialogue, celle du monologue) qu’il faut chercher la coloration et le son des échanges. Des échanges comme de Sylvie à sa sœur Arlette, presque pris au hasard :
« – T’es pas habillée, viens t’habiller.
– On met ma robe rose ?
– Fais attention, je lui dis ».
Ou entre Xavier et Malid :
« Il tapote sa tête avec son index.
– J’ai tout là, il me fait.
– Hé tu lis de la philosophie ?
– Non, je rigole, de la philosophie j’en ai jamais lu, mais j’ai lu un putain de livre ça m’a plu.
– C’est quoi ?
– Le Mythe de Sisyphe, j’ai pas tout compris c’est sûr, mais j’ai trouvé des phrases, rien que tu les lis, t’es intelligent tu vois ».
Il faudrait bien sûr une analyse fine des divers procédés d’expression mis en œuvre par le romancier. Ils sont tous efficaces en ce qu’ils projettent l’argument selon une rythmique qui est celle du français familier de notre temps, grâce entre autres à un usage raffiné de la ponctuation et de l’ellipse. Langue quasiment sociologique, dont les incorrections sont historiques et rien d’autre. Langue naturelle donc. Bien plus vraie que certains argots de reconstitution que l’on aura pu lire dans d’autres romans. Langue parlée, élaborée dans la rue, langue de la rue au pas rapide, syncopée, construite et déterminée par la nécessité.
Ce roman ce sont enfin des événements en cascade, les épisodes clés, des images gravées, une émotion qui affleure, ou éclate, ou se contient ; c’est de la chair et de la pâte humaine. On pourra dire : ce n’était pas si difficile… des jeunes gens, des situations obligatoirement violentes, de la pression sociale, de l’oppression sociale et affective. Tout s’y prêtait. Eh bien non, pas d’accord ! Cette pâte il faut la pétrir, en avoir mesuré les ingrédients, la faire lever, la cuire dans ses moules sans qu’elle se carbonise. Alain Julien Rudefoucauld est excellent boulanger. Les étapes principales, les événements, ce sont le passage de Malid en maison de rééducation, une traversée de la ville en tramway, les efforts épuisants de Manon et de Xavier pour gagner de quoi vivre (prostitution intensive pour l’une, transports de B.D. d’un poids considérable pour l’autre), une manifestation croisée par hasard et au cours de laquelle Cécile perdra la vie non loin de Marco changé en spectateur impuissant. De cet événement naît une peine qui ne peut s’éteindre dans l’âme de tous, et dans celle de Marco moins encore. N’ayant pu protéger la petite « princesse », il puisera dans cette peine et dans le remords sa haine incontrôlable des forces de l’ordre, de l’ordre en tant que tel, avec la rage obscure qui présidera à sa propre disparition. La cavale du dernier contingent est constante, son existence au jour le jour une perpétuelle tentative d’évasion. Une tendresse, de l’amour même s’éveille parfois entre eux tous, un désir de fusion et d’amour qui ne trouve pas les réponses attendues, ou pas de réponses dans le bon registre… Deux mondes, en effet, se regardent, se rapprochent parfois, se méprennent sur leurs intentions respectives, puis s’éloignent dans une vaine poursuite des délinquants présumés pour les uns, dans une trajectoire de fuite sans autre perspective que folle, utopique, pour les autres. L’inconciliable de ces mondes, c’est peut-être dans ces réflexions de Thierry regardant la société étudiante qu’on le mesure le mieux : « On traverse le campus. Étudiants branleurs têtes de cons. Fumette. Casques. Jeans sur le cul. Tous l’air baggy. L’uniforme. Des esclaves. Je ferme les yeux. Peux pas les encadrer, incapables de courir ». Cette violence est une fausse haine, un désir d’amour masqué. C’est sans doute ici que l’on trouve la plus profonde réussite du romancier, sa leçon aussi, sa basse continue, discrète mais constante : ces enfants ne sont pas des chiens qui mordent et aboient. Ce sont des petits d’hommes qui quêtent l’amour et qui pleurent.
La tragédie est dans la course à l’abîme, sur la ligne d’arrivée tout au moins. Une longue descente aux enfers la précède, l’emprise inlassable du malheur qui vient, que l’on sent venir et qui tombe tel un jugement dernier. L’émotion est furieuse tant elle suggère le siège d’une ville, son désespérant encerclement par le destin, l’étau, le fatum… Quelque chose d’inéluctable à quoi l’on a cru pouvoir échapper, et dont on ne dira rien ici. Moments saisissants qu’il ne convient pas de déflorer. Épopée et tragédie mêlées, acmé, impasse peut-être, point final sans aucun doute. Ces enfants sans destinée acceptable devaient être damnés sans l’avoir mérité. Et les hommes n’ont rien pu. Mais est-ce vraiment cela ?
La toute fin du livre, un court chapitre intitulé « Trois ans après la douzième semaine », met en présence de manière inopinée Sylvie et l’une des juges à qui elle eut affaire autrefois. S’échangent alors des mots imparables :
« – Je vous ai croisée dans l’escalier du tribunal à Bordeaux… […] alors votre tête de bécasse et vos cervelles d’oiseaux, à tous, faut pas s’étonner qu’un jour, quelque part, dans un autre lieu, là où y’a aussi des présupposés, on tranche les têtes, on égorge, comme à Pau, ou comme ailleurs, voyez, et comme ça se fera encore.
– Mais ça n’a rien à voir, vous dites n’importe quoi, il était fou ce type.
– Je crois vraiment que vous êtes tous très cons ! La vie ça fait pas le tri. Jamais, jamais de jamais !… […] À force d’à force on vit tous avec les yeux crevés ».
Un très grand roman. Un superbe roman. À sa toute fin, il est une dernière fois question de l’enfer… Je repose donc la question : « Est-ce vraiment cela, notre vie ? »
(1) Le slogan infâmant qui courut les rues en 1968 est ici repris, on ne sait si en raison d’un tic de langage, d’un cliché de pensée, ou d’une manière psittaciste de restituer la culture B.D. des jeunes héros du roman. La Mère Michel, qui ne prit certes jamais les C.R.S. pour de doux agneaux, les vit agir (ou plus exactement ne pas agir) en 1968, notamment une nuit à l’angle des rues Saint-Jacques et Gay-Lussac. Elle a donc toujours été indignée par cette assimilation des C.R.S. aux S.S. Elle s’en indignait déjà dans le n° 9 de la revue Quai Voltaire, en 1993, notant ceci : « Les fils de la bourgeoisie se sont beaucoup divertis à se donner des frayeurs et à traiter de SS les fils du prolétariat urbain et rural que leurs parents avaient habillés d’uniformes et munis de matraques… »
Michel Host
« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte ».
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