La Maligredi, Gioacchino Criaco (par Guy Donikian)
La Maligredi, Gioacchino Criaco, Ed. Métailié, juin 2022, trad. italien, Serge Quaddrupani, 383 pages, 22,50 €
Edition: Métailié« Vous savez quelle malédiction est pire que le démon ? La Maligredi, dit-il, sans attendre de réponse. C’est le hurlement du loup qui a franchi une clôture et qui, au lieu de manger juste la brebis qu’il lui faut pour se rassasier, les égorge toutes ».
Nous sommes en Calabre, dans un village où sévit la pauvreté qui se pare des atours d’un monde dans lequel les relations sociales sont présentes, chacun est connu de tous, mais un monde que les maris ont souvent déserté pour gagner de quoi subvenir aux besoins de la famille, dans lequel les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, dont la scolarité est chaotique, un monde rural qui nourrit peu, voire pas son monde.
Si la conscience politique est présente, les petits trafics le sont aussi qui aident à remplir les assiettes. Le maillage social étroit auquel chacun est soumis n’empêche cependant pas les dérives auxquelles vont s’adonner les jeunes que l’auteur suit dans leurs pérégrinations.
Ce sont essentiellement trois jeunes que nous suivons qui se démènent au sein des contradictions qu’ils ne semblent d’ailleurs pas percevoir en tant que telles, ou pas précisément.
Ainsi vont-ils être en contact avec des malfrats pour des petits larcins dans un premier temps, mais ces mêmes contacts seront plus gourmands, et nos jeunes le deviendront également. Ce sont quelques millions de lires qu’ils vont ainsi gagner, mais cet argent leurs familles ne doivent pas en soupçonner l’origine, ils vont donc le cacher, ce qui prouve aussi qu’une éthique est encore présente en eux, mais l’argent facile leur rend la vie plus agréable, comme s’acheter des vêtements, qu’ils quittent avant d’arriver chez eux, boire des bières chez Rocco qui tient un bar, et également se payer les services d’une prostituée dans la ville voisine.
La force du texte réside dans la faculté qu’a l’auteur de ne pas juger, il évite les simplifications éthique non éthique, le récit juxtapose les scènes de façon à élargir le spectre des personnages pour en révéler la nature complexe. Et c’est vrai quand nos jeunes suivent un certain Papule, personnage politique qui va ouvrir les consciences féminines qui se font exploiter pour la récolte du jasmin, qui profite aux « gnuri » et aux malandrins. Une grève aboutira qui octroie aux femmes deux jours de congé, huit heures de travail à la journée, des conditions de transport décentes et un vrai salaire.
Les jeunes, après avoir participé à un hold-up, n’hésiteront pas à suivre les paroles révolutionnaires de Papule pour se frotter aux forces de police afin d’obtenir satisfaction quand ce même Papule fera en sorte que le train s’arrête désormais à la gare du village, ce qui ne se faisait pas jusqu’alors, obligeant les voyageurs à monter en marche, certes à une allure réduite, mais les vieillards et les impotents n’avaient pas accès au voyage en train.
On prend conscience très progressivement de l’importance du texte, et la maligredi prend du sens au fur et à mesure des étapes que franchissent les jeunes, ce qui les conduit inexorablement vers plus de délinquance.
Et puis Gioacchino Criaco livre des phrases autour desquelles se cristallisent des descriptions qui en font un grand écrivain, ne laissant rien au hasard, ni hommes ni nature, et comme toujours les uns dépendent de l’autre en l’honorant ici, fût-ce religieusement.
« Les vieux, face à la mer Ionienne, secouaient la tête comme devant les tours de magie des gitans durant la fête de saint Bastien, puis ils tournaient le dos à la mer et levaient les yeux pleins d’adoration sur l’Aspromonte ».
Guy Donikian
Gioacchino Criaco, né en 1965, a été avocat à Milan. Il est revenu dans son village d’Africo pour travailler la terre. Il a publié Les Âmes noires, en 2011 ; American Taste, en 2013 ; et La Soie et le Fusil, en 2018.
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