La malédiction d’Azazel, Youssef Ziedan
La malédiction d’Azazel, traduit de l’arabe (égyptien) par Khaled Osman, janvier 2014, 445 p. 24 €
Ecrivain(s): Youssef Ziedan Edition: Albin MichelAu Ve siècle, dans la partie proche-orientale de l’empire romain en bonne voie de christianisation forcée, Hiba, un moine copte, originaire de Haute-Egypte, rédige ses mémoires, sous le commandement d’un sombre mentor intérieur, son « ange » gardien, ou son intime démon, Azazel.
Alors Hiba conte, soi-disant à contrecœur, et commente.
Ce pieux chrétien assiste, souvent avec stupeur et consternation, à l’établissement brutal d’un christianisme conquérant qui persécute, à l’encontre du message christique de tolérance, de paix et de fraternité, tous ceux et toutes celles qui ne reconnaissent pas ses Lois, en leur faisant subir les mêmes sévices barbares que ceux qu’avaient connus précédemment les sectes chrétiennes.
Pire, à peine renversées les idoles païennes, à peine massacrés férocement des milliers de leurs adeptes, le pieux Hiba voit les chrétiens se déchirer eux-mêmes dans des luttes fratricides sur des détails du dogme naissant et sur l’interprétation des Evangiles, et se constituer à travers l’Empire en de multiples groupes rivaux, en nombre d’obédiences adverses, qui se déclarent réciproquement hérétiques et se vouent les uns les autres aux flammes de l’Enfer et bientôt à celles de leurs tribunaux religieux respectifs.
Ainsi, à peine le christianisme est-il devenu religion officielle de l’Empire que se produisent les premiers schismes et que s’allument les premiers bûchers, qui en engendreraient bien d’autres pendant plus d’un millénaire.
Ce pieux chrétien est à Alexandrie le témoin direct d’atroces massacres de païens ordonnés par le patriarche Cyrille VI, citant ces mots terribles de Jésus : « Je ne suis pas venu sur la terre pour y installer la paix mais l’épée ».
Hiba épouvanté et impuissant voit se dérouler sous ses yeux le lynchage sauvage, par une horde de chrétiens déchaînés qui se disent soldats du Seigneur, de la savante Hypathie, brillante mathématicienne avec qui il avait entamé des échanges philosophiques, et de sa disciple Octavie, aux charmes de qui le pieux moine avait succombé sans la moindre résistance.
Car ce pieux chrétien l’avoue avec une complaisance certaine, il est loin d’être insensible aux tentations de la chair, ainsi qu’en témoigne sa réaction face à la païenne Octavie qui vient de le sauver des eaux sur les rivages proches d’Alexandrie :
« Mes yeux étaient rivés à sa croupe dansante […] son corps était assurément pulpeux, et elle lui imprimait à chaque pas des ondulations dignes d’un volute d’encens […] La gêne m’a submergé quand j’ai vu mon démon en pleine érection saillir scandaleusement sous mon sarouel trempé d’eau salée… »
S’ensuivra dans la vocation monacale du pieux Hiba une ardente parenthèse érotico-amoureuse qui ne se dénouera que lorsque la belle Octavie, adoratrice, entre autres, de Poséidon, découvrira que son amant est un représentant de cette secte sauvage qui persécute ses coreligionnaires, et le chassera immédiatement : « Sors de ma maison, pauvre ordure ! ».
Ce pieux chrétien, devenu moine régulier et médecin réputé dans un monastère de la région d’Alep, vit plus tard une folle histoire d’amour avec la chanteuse Martha, pour qui il est bien près, au paroxysme de leur liaison tout autant charnelle que spirituelle, de jeter sa bure aux vents torrides du désert…
Evidemment le remords vient tourmenter Hiba :
« Je suis sorti fouiller dans le sable à la recherche d’un crin de cheval. Une fois que j’aurais lavé celui-ci méticuleusement dans l’eau de mer, je […] m’en servirais pour me ligaturer les testicules […] jusqu’à ce qu’ils tombent d’eux-mêmes et que je sois délivré à jamais ».
Cette décision restera… un vœu pieux, Hiba prenant prétexte, pour ne pas la mettre en application, de ce qui était arrivé à Origène, réprouvé par l’évêque Démétrius pour s’être infligé ce délicat traitement.
Mais tout en subissant les affres du péché de luxure, ce pieux chrétien, féru de littérature et de poésie, collectionneur passionné de manuscrits anciens, est en relation amicale et savante avec Nestorius, futur évêque de Constantinople, qui s’oppose au patriarche Cyrille, lequel soutient et cherche à imposer la thèse, qui deviendra un des dogmes de l’Eglise Catholique, selon laquelle Marie est mère de Dieu.
L’influence du pape Cyrille ne cessant de croître, le moine pieux qu’est Hiba connaît alors l’angoisse d’être déclaré hérétique comme le sera finalement son ami Nestorius lors du concile d’Ephèse.
Les rencontres régulières des deux hommes à Jérusalem, les interrogations de Hiba au spectacle des excès des chrétiens, les questions qu’il se pose malgré lui sur la légitimité de la prétendue supériorité de la religion triomphante sur les autres, qualifiées de païennes et soumises aux persécutions, le douloureux sentiment de culpabilité et de révolte qui l’accable aux moments où il se retrouve en situation de choisir entre l’état de chasteté monacale et l’amour d’une femme d’exception, sont autant d’occasions, pour l’érudit qu’est Youssef Ziedan, de faire belle et riche œuvre d’historien et d’introduire le lecteur dans les ardents débats théologiques et philosophiques qui se déroulent en cette époque primordiale de la prise de contrôle de la pensée occidentale par le christianisme.
Des thématiques terriblement actuelles dans ce livre dont Youssef Ziedan affirme avoir retrouvé et transcrit fidèlement le manuscrit, soigneusement dissimulé, pour les siècles des siècles, par le moine Hiba qui le présente lui-même dans le texte comme un écrit interdit, sulfureux, éminemment dangereux. D’ailleurs Youssef Ziedan a été condamné en 2013 pour insulte à la religion par le gouvernement égyptien dirigé par les Frères Musulmans…
Hélas !
Patryck Froissart
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