La Maison muette, John Burnside (par Catherine Dutigny)
La Maison muette, mars 2021, trad. anglais, Catherine Richard-Mas, 202 pages, 8,50 euros
Ecrivain(s): John Burnside Edition: Métailié
À la recherche mortifère d’une langue-mère
Dès l’incipit de ce premier roman de John Burnside, publié à Londres en 1997, l’horreur froide d’une folie banalisée par une rhétorique raisonnée, pragmatique, qui va dérouler toute sa perversité dans le reste du roman, au travers de la relation des événements qui depuis l’enfance jusqu’à ses trente ans ont conduit le narrateur au meurtre de deux jeunes jumeaux, s’exprime dans un style tout autant dessicatif que poétique.
Relation d’une enfance sous le joug d’une mère captatrice et castratrice, figure médéenne d’une femme qui charme et enferme son fils, le narrateur, dans un monde psychique peuplé de contes, de légendes, avec son lot de sorcières et de créatures malfaisantes à l’image de Jenny Greenteeth, supposée habiter les rivières où elle noie les enfants et pratique des rites sacrificiels. Une mère, qui pendant les vacances scolaires emmène son fils chercher des cadavres d’animaux sauvages, développant en lui une curiosité morbide, un intérêt pour l’observation des corps en décomposition, lui donnant le sentiment que tout le processus avait un aspect curatif « comme si l’animal était régénéré ou purifié » au terme de son dessèchement.
Mais surtout une mère qui en lui contant l’histoire d’Akbar le Moghol et de sa Maison muette où il enferma des bébés pour les élever dans le silence le plus complet seulement entourés de serviteurs muets afin de vérifier si un bébé vient au monde avec l’aptitude innée et divine au langage, don qui serait l’équivalent de l’âme, ou si au contraire le langage est acquis et l’âme innée, instille au plus profond de la conscience de son fils le désir irrépressible d’approfondir ses connaissances et de recommencer à son compte le même type d’expérience. La quête de la ou des génitrices des futurs enfants cobayes dans une sexualité basée sur la domination de femmes, victimes consentantes et névrosées, occupe les deux tiers restants du récit.
Si l’amour qui lie le narrateur à sa mère ressemble aux sentiments du personnage de Norman Bates dans Psychose, La Maison muette se différencie de tous les récits où le mal tire son essence d’une pathologie, en recourant à la description d’une maladie mentale bien connue et bien répertoriée. Ici, on est tenté de dire « tout est normal » et à peine cette pensée a-telle effleuré l’esprit que l’on est assailli par un horrible sentiment de culpabilité. Comment peut-on trouver « normale » la confession païenne d’un homme qui supprime trois vies et laisse mourir une quatrième personne faute de soins appropriés ? Comment peut-on accepter sans broncher les raisonnements spécieux d’un cerveau dérangé, les sophismes qui abondent à chaque fois que le narrateur explique les raisons qui le poussent à prendre ses décisions et à agir en conséquence ? De ces expériences pseudo-scientifiques, entourées de rituels maniaques, de préoccupations et gestes en apparence empreints d’une tendre sollicitude et de réflexions poétiques, émerge l’ombre maudite de Joseph Mengele dont un ancien médecin déporté disait : « Il était capable d’être si gentil avec les enfants, de se faire aimer d’eux, de leur apporter du sucre, de se préoccuper du plus petit détail de leur vie quotidienne et de faire des choses que nous admirions sincèrement… Et ensuite, à côté de cela… les crématoires fumaient, et ces enfants, demain ou dans une demi-heure, il allait les y envoyer » (1). Le malaise que l’on ressent à la lecture de ce roman totalement amoral de la première à la dernière ligne, tient au grand écart entre la cruauté des faits rapportés et la beauté de la prose de John Burnside, magnifiquement traduite par Catherine Richard-Mas.
Un roman fascinant et éprouvant qui soulève de graves questions sur la nature humaine, la frontière fragile entre le bien et le mal, sur le pouvoir du langage qui, s’il permet au bébé de survivre et de se sociabiliser, permet aussi, lorsqu’il est parfaitement maîtrisé, de manipuler, d’assujettir, voire de tuer.
Catherine Dutigny
(1) Robert Jay Lifton, The Nazi Doctors, Medical Killing and the Psychology of Genocide, 1986
John Burnside, né le 19 mars 1955, dans le Fife, en Écosse, où il vit actuellement, a étudié au collège des Arts et Technologies de Cambridge. Membre honoraire de l’Université de Dundee, il enseigne aujourd’hui la littérature à l’université de Saint Andrews. Poète reconnu, il a reçu en 2000 le prix Whitbread de poésie. Il est l’auteur des romans, La Maison muette, Une vie nulle part, Les Empreintes du diable, et d’un récit autobiographique, Un mensonge sur mon père. Il est lauréat de The Petrarca Awards 2011, et a reçu le Forward Poetry Prizes 2011, principale récompense destinée aux poètes en Grande-Bretagne.
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