La Maison, Julien Gracq (par Anne Morin)
La Maison, Julien Gracq, éditions Corti, avril 2023 (récit inédit, incluant le récit, son manuscrit et la postface), 77 pages, 15 €
Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti
La Maison, ce titre banal et qui recouvre un terme familier, rassurant. Un abri, une terra cognita. Dans ce court récit, Julien Gracq ménage la montée en puissance de l’inconnu, de l’autre côté des choses.
La maison à la façade austère, biscornue, mangée de végétation dont pourtant elle ne cesse d’émerger, là où rien ne paraît habitable, où tout se retranche, du paysage et de la vie, la maison symbole de stabilité, de durée, de plain-pied, reprise par les herbes folles, les lierres et la végétation accrochés à elle sans pour autant la faire sombrer, peu à peu s’anime.
Pour le narrateur, il s’agit d’en avoir le cœur net – belle expression pour ce cheminement à travers paysages et climats variés sur une distance pourtant très restreinte, pour cet égarement, puisque cette entrée en matière, où celui qui guette, qui chasse, à l’affût, se mue peu à peu en proie, et le pouvoir, la force d’attraction de la maison en guet-apens.
Il y a là l’envers du décor, la prise de possession d’une âme et d’un corps par une voix de femme égaleet par là même attirante, où l’on peut entendre n’importe quoi – et surtout ce que l’on y met, de foi et de désir.
Et si l’incarnation de la maison paraissait morte, sans être en ruines se défendant encore, soudain tout change : quelque chose est promis, quelque chose qui se manifeste d’abord par le chant d’un oiseau : « (…) un oiseau chanta sur deux notes transparentes et calmes, de la voix même de l’éclaircie. Tout était léger, ouvert, cristallin, facile – un autre monde (…) », (p.20).
L’oiseau, semblable au WaldVogel qui ouvre la voie à Siegfried, fait basculer les alentours, tout est soudain à découvert.
Le coin tourné, le passage au côté caché, à l’autre partie du décor, aux coulisses, pétrifie le pas du narrateur : « Il n’était d’ailleurs plus question de revenir en arrière » (p.14). Quelque chose veut.
Alors que de nouveau en retard sur les choses, déçu, transi, saisi par le décor que la maison lui donne à voir de l’autre côté, un décor de scène d’amour et de repas partagé, le narrateur est soudainement empêché de partir, entravé par l’élévation d’une voix de femme.
Quelque chose, là, parle haut et invite et/mais sans possible refus, à se prononcer. Quelque chose est donné, quelque chose est repris. La voix, comme à la fin le corps de la femme – dont seuls les pieds et la chevelure seront perceptibles – fait corps avec la bâtisse. Suspension, suspense, suspend, quand le temps est suspendu l’insolite et l’attendu invitent le témoin à sortir de l’ombre, le spectateur à prendre part et sa part. La femme à son orée, la sirène où se meurt le temps, ou simplement mais magnifiquement, à la façon gracquienne, à l’encontre de tout, la rencontre impossible : on ne rejoint jamais.
Anne Morin
L’œuvre magistrale de Julien Gracq (1910-2007) est publiée aux éditions Corti.
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