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La Maison d’Haleine, William Goyen (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 27.06.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Gallimard

La Maison d’Haleine, William Goyen, trad. américain Maurice-Edgar Coindreau, 250 pages, 7,20 €

Ecrivain(s): William Goyen Edition: Gallimard

La Maison d’Haleine, William Goyen (par Léon-Marc Levy)

 

Il faut imaginer un William Faulkner qui serait un pur poète pour se faire une idée de ce roman sudiste, plein d’une nostalgie qui jouxte le désespoir. Un chef-d’œuvre littéraire à placer au plus haut des joyaux du Sud. Et traduit par l’immense Maurice-Edgar Coindreau, autant dire une priorité de lecture absolue.

La Maison d’Haleine est située à Charity, au Texas qui, un temps, a connu le bonheur.

« C’était une grande maison, vaste, vivante, traversée dans toute sa longueur par un long corridor ; et beaucoup de personnes y habitaient : Aunty, l’oncle Jimbob, Tante Malley, l’oncle Walter Warren, Christy, Grand’Maman Ganchion, et tous les cousins et cousines, grands et petits : Swimma, Follie, Barryben, Jessie, Maidie, tous – même miss Hattie Claig qui vint habiter avec nous ».

Mais le Sud de Goyen c’est le Sud. Peu à peu – et c’est la substance de cet hymne-roman – suinte la décomposition. La petite ville de Charity – et ses habitants – et la maison des Ganchion et sa petite tribu d’habitants sont métaphores de la décadence d’un Sud en perte de dynamisme et d’identité. La Guerre civile est passée par là, qui a dévasté les lieux et les âmes. L’écriture hallucinante de Goyen se fait miroir de la décrépitude, les champs lexicaux déclinent le processus de pourrissement, d’invasion de la mort annoncée.

« Dans ce monde, remarquez-vous ? un appétit attend, guette. C’est une grande faim, un insecte, un rongeur, une faim de décomposition. Et voilà que soudain il semble que ce soit devenu une loi de l’univers. Insecte, moisissure, rat, rouille, mort – tout attend et finit par emporter le butin humain, par s’emparer de la charogne. […] Dans les huches, dans les boîtes de métal, vivent les charançons ; les cancrelats, qui jouissent de la paix, sont devenus énormes. Des armées de millions de pattes ont envahi cette maison. C’est la lente désintégration – moisissure, chancre, mildiou, galles et parasites, poux, petites tiques mouchetées et vers incrustés au fond de leurs rainures. Dans un coin de l’office […] voici une nature morte en piètre état : légumes abandonnés tout velus et tachés de lèpre, fruits pourris, tavelés, pustuleux, champignons au pointillé duveteux ».

Les hommes même, dans leur esprit, leur corps et leur chair, sont atteints par la dégénérescence, l’érosion. Et l’ignominie du Ku Klux Klan qui allume ses feux sur la colline qui domine Charity pour brûler quelque malheureux Noir fautif d’exister – comme un exutoire à la haine féroce des Blancs, haine de soi autant que de l’autre, haine de la misère et du miroir que leur tendent les Noirs, plus miséreux encore et qui ont commis l’impardonnable faute d’être noirs.

« Rob Hill, comme une colline de terreur, se dressait, couronnée de croix flamboyantes sous la pelure hirsute de vieux chênes rabougris. C’est là que se réunissaient les membres du Ku Klux Klan, c’est là qu’ils brûlaient un nègre pour rappeler à tous, le long de tes deux rives, qu’ils avaient la peau noire ».

Dégénérescence des corps, avec les enfants mort-nés, les difformités, les maladies génétiques, la cassure des membres et la défiguration des visages. Comme une infinie malédiction pesant « comme un couvercle » – tant on pense à Baudelaire en lisant Goyen – sur une population pauvre et désespérée. Une espèce de légion de « Freaks », phénomènes d’une foire sinistre qui défilerait dans les rues de Charity.

« Et puis, il y a eu aussi ce petit tout difforme, le petit des Barker, ah mais celui-là, il avait vraiment du talent ; il est parti avec des forains – comme homme-grenouille, d’après ce qu’on nous a dit ; et le petit Saxton qui était enflé comme un ballon, qu’on ne pouvait même pas marcher à côté de lui sur un trottoir, tellement qu’il était gros ; et les petits sourds-muets des Royce, avec leur gesticulation de doigts. Ça faisait peine à voir. Mais il y avait bien d’autres phénomènes que ça, à Charity […] ».

Immense solitude des êtres, même au sein de la famille qui habite la Maison. Une solitude qui finit toujours de la même façon pour les jeunes qui ont la chance de le pouvoir, le départ vers d’autres horizons. La Maison se vide et nul ne revient. A la Maison d’Haleine, peu à peu, autour de la vieille Malley Ganchion, ne restent que des fantômes, des ombres, des souvenirs des fils, des filles qui sont partis comme Berryben, le fils préféré, qui s’est évanoui un jour, laissant déchiré à jamais le cœur d’une mère qui n’est plus que souvenir de Berryben, qui n’est plus entourée que du souffle du vent à travers les persiennes, « l’haleine » des fantômes. Malley qui ne sait plus même le sens de l’existence, qui se demande même si elle existe.

« Et je revois, comme un cimetière de souvenirs, tous les signes de chacun de ceux qui sont partis, vos reliques à tous, et je m’arrête devant le puits, et je me penche pour y regarder mon visage, et j’ai envie de crier dans le puits : “Qui es-tu, se peut-il que tu sois Malley Ganchion, qui es-tu ?” et je passe devant le miroir terni où tremble mon visage liquéfié comme un visage qu’on verrait dans le puits, et ce visage ondule, s’embrouille pour former les visages de Berryben, puis de Jessy, puis de Lauralee et ceux mêmes de Grand’maman Ganchion, de Folner ; et je vais jusqu’à regarder par la fenêtre de la cuisine dans l’espoir que quelqu’un passera sur la route, et je ne vois qu’un vautour, noir et solitaire, planant très haut, lentement, calmement, au-dessus de notre ville de scieries ».

La Maison d’Haleine est un immense poème autant qu’un roman. Un chant douloureux et élégiaque à la solitude, à l’amour blessé, à la misère, au Sud enfin, dans ses incurables blessures. Nous y trouvons les plus belles pages de la littérature du désespoir – qui nous renvoient puissamment vers les plus belles pages de La Connaissance de la Douleur de l’italien Carlo-Emilio Gadda. Œuvre de poète qui n’écrit pas avec l’esprit mais avec le cœur et les sens.

Œuvre bouleversante, sommet de la littérature universelle, La Maison d’Haleine vous hantera longtemps.

 

VL6 (classique éternel)

 

Léon-Marc Levy

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A propos de l'écrivain

William Goyen

 

William Goyen, né à Trinity, dans le Texas, en 1915, descend d'une famille basque émigrée en Louisiane il y a quatre générations. Tout en poursuivant ses études à l'Université de Houston, il y enseigne la littérature. Puis il s'engage dans la marine américaine et passe plus de quatre ans à bord d'un porte-avions. Revenu de la guerre, il s'établit au Nouveau-Mexique, où il commence à écrire. Toute l'œuvre de Goyen est fidèlement ancrée dans son Texas natal, et fait la part belle au merveilleux. Mais son style, d'incantatoire et lyrique au début, devient sobre jusqu'au dépouillement dans les derniers ouvrages. William Goyen est mort d'une leucémie à Los Angeles en 1983.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /