La Littérature selon Bartre (par Yazid Daoud)
le 30.10.19 dans La Une CED, Les Chroniques
Lors d’une causerie avec un ami, nous parlions de la définition de la littérature selon Barthes et Jean-Paul Sartre. En parlant, je dis « c’est ça l’idée de Bartre ». Un lapsus associant les deux noms. Ce jour-là, j’ai promis à mon ami d’écrire un texte intitulé La littérature selon Bartre.
S’il y a une chose qui a préoccupé les théoriciens de la littérature, c’est la définition même de la littérature. « Littérature » cela signifie exactement « chose écrite », mais la littérature telle que nous la connaissons, telle que nous l’admirons, est-ce tous les écrits ? N’importe quel écrit ? Certains théoriciens n’ont pas pu déceler des caractéristiques précises et spécifiques à la littérature. Jonathan Culler écrit « On pourrait conclure que la littérature n’est rien d’autre que ce qu’une société donnée traite comme littérature ». Et Northrop Frye avoue : « nous n’avons pas de vrais critères pour distinguer une structure verbale littéraire d’une qui ne l’est pas ». Pour lui, la littérature change selon les époques et les sociétés, elle n’a donc pas de spécificités. C’est la raison pour laquelle Northrop Frye élargit la littérature à tout ce qui relève de l’expérience verbale (roman, récit, chanson…). Est-ce là un défaitisme de la part de ces théoriciens ? La littérature n’a-t-elle donc aucun être ontologique ?
Roland Barthes a mené un long travail pour répondre à cette question. Pour Barthes, il s’agit d’abord de savoir si la littérature est un fait historique ou transhistorique, un fait social ou autonome. Au début, Barthes dit que la littérature est un fait social, elle est obligée de se soumettre au gout d’un public, elle est donc marquée socialement. Cette idée est le résultat de l’influence de Brecht sur Barthes. Brecht postule que l’art ne prend sens qu’à l’intérieur de son époque, qu’il y a une corrélation entre la transformation de la société et l’évolution de l’art. Au cours des années 60, Roland Barthes commence à moduler son point de vue. Il voit désormais qu’il est possible de trouver certaines caractéristiques ontologiques de la littérature, indépendamment de sa réalité historique. Influencé en ceci par Vladimir Propp qui a essayé de trouver des caractéristiques communes aux contes merveilleux (Morphologie du conte), Barthes conclut qu’il y a un nombre de structures inhérentes à l’œuvre littéraire. Après une période où l’auteur s’essaie à l’analyse structuraliste, Barthes dit que la littérature a des caractéristiques transhistoriques. Parmi lesquelles il cite : – La littérature relève nécessairement de l’indirect – Le sens proposé est toujours ambigu.
« Depuis Homère et jusqu’aux récits polynésiens, personne n’a jamais transgressé la nature à la fois signifiante et déceptive de ce langage intransitif, qui “double” le réel (sans le rejoindre) et qu’on appelle “littérature” » (Essais critiques).
Pour Barthes, deux choses sont intrinsèquement liées au fait littéraire : l’intransitivité et la pluralité des sens.
Pour Barthes, la littérature est un travail sur le langage. Ce dernier est le signifiant de la littérature. La littérature n’est pas communication mais langage. Pour Barthes, le verbe « écrire » est intransitif. L’écrivain écrit. Il n’écrit pas quelque chose. Il se contente d’écrire. Si le sens l’emporte sur le travail sur le langage, le texte cesse d’être littéraire. De là vient la distinction barthésienne entre écrivain et écrivant :
« Alors que l’écrivain, homme de l’intransitif, considère le langage comme une fin en soi, l’écrivant, homme du transitif, ne voit dans les mots qu’un véhicule de la pensée. Le premier travaille la parole, le second l’utilise […] En d’autres termes, le langage est pour l’écrivain un faire, pour l’écrivant le support d’un faire » (Vincent Jouve, La Littérature selon Barthes, p.55).
Pour résumer, la littérature est pour Barthes une finalité, c’est une activité autonome, autarcique, narcissique, qui se suffit à elle-même. La littérature ne parle pas de quelque chose. Elle parle seulement. « Le monde existe et l’écrivain parle, voilà la littérature » écrit Barthes dans les Essais critiques.
De l’autre côté, il y a Jean-Paul Sartre. Pour dire les choses clairement. Tout ce que Barthes pense être la littérature, Sartre le pense pour la poésie. Pour le philosophe, il est nécessaire de séparer la poésie de la prose. Ainsi, la définition de Barthes est valable seulement pour la poésie chez Sartre. La prose, il en est autrement. Pour Sartre, le prosateur se sert des mots pour exprimer quelque chose, et le poète sert les mots. « La poésie ne doit pas signifier mais être » disait quelqu’un. Sartre est ici bien d’accord.
Pour Sartre, le romancier (le prosateur en général) est un messager engagé qui a une idée à transmettre, il dévoile les vérités pour faire comprendre, pour réagir. « L’écrivain prosateur a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité » (Qu’est ce que la littérature ?).
Pour Barthes, cette entreprise de la littérature engagée est un échec. Pourquoi cet échec ? « Mais parce que, simplement, l’écriture est l’art de poser les questions et non d’y répondre ou de les résoudre » (Le Grain de la voix).
Mon Bartre est donc un double, un aliéné habité par deux génies. L’un pour une littérature autotélique qui n’a d’autre but qu’elle-même. L’autre pour une littérature qui exprime, qui crie, qui dénonce.
Yazid Daoud
Yazid Daoud, Chercheur en littérature française et comparée (Maroc).
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