La Liberté d’esprit, Fonction et condition des intellectuels humanistes, Stéphane Toussaint (par Gilles Banderier)
La Liberté d’esprit, Fonction et condition des intellectuels humanistes, Stéphane Toussaint, Les Belles Lettres, août 2019, 260 pages, 19 €
Recevant en 2005 un titre de docteur honoris causa décerné par l’université de Louvain, Simon Leys prononça un discours de circonstance, « Une idée de l’Université » (qu’on trouvera dans son recueil Le Studio de l’inutilité). Il y alléguait une formule de Flaubert dans une de ses lettres à Tourgueniev : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler ».
La tour d’ivoire n’est autre que l’Université en tant qu’institution, la « marée de merde », les pressions exercées de toutes parts (y compris de l’intérieur) pour en changer la nature. On ne sera pas injuste envers l’essai de Stéphane Toussaint si l’on souligne qu’il développe en 250 pages et à grand renfort de citations empruntées à des auteurs de la Renaissance italienne (la spécialité académique de l’auteur) la remarque de Simon Leys. Nous obtenons ainsi la preuve qu’entre 2005 et 2019, les choses n’ont pas changé, voire qu’elles se sont visiblement dégradées.
Quiconque entretient des liens professionnels ou amicaux avec l’Université est en mesure de constater les changements dénoncés par Simon Leys et Stéphane Toussaint : effondrement de la recherche au profit de l’enseignement seul, arrivée d’étudiants de plus en plus nombreux et de moins en moins bien préparés à ce qui les attend, emprise croissante de la sphère administrative, de la paperasse et des tableaux Excel qu’elle produit comme le pommier donne des pommes (par un renversement morbide, ce sont désormais les professeurs qui sont au service de l’administration, et plus le contraire) et trahison de tous les idéaux spirituels (l’espèce de folie collective qui s’est emparée de l’Evergreen State College est-elle une aberration isolée ou une vision d’avenir ?). Chacun de ces traits pourrait faire (et sans doute a fait) l’objet de descriptions détaillées. On s’est ainsi rendu compte que l’Université à l’ancienne mode reposait sur un consensus social implicite et fragile, dont on ne perçut l’existence qu’au moment où il se brisa : Il était tacitement admis que l’État subventionnait des recherches et des enseignements dont les débouchés concrets étaient nuls (à quoi peut servir l’enseignement du tokharien ou de la paléographie mérovingienne, puisque tout a déjà été publié ?). Si l’on étudie la réception de l’œuvre d’un savant comme Georges Dumézil, on constate qu’on lui fit toutes sortes de reproches au cours de sa carrière, mais qu’on ne l’a jamais critiqué pour le caractère inutile de ses travaux. La quête de la connaissance allait de soi et le savoir était respecté pour lui-même. Ce n’est plus le cas et, comme après toutes les catastrophes, on peut dresser l’inventaire des responsabilités. En ouvrant leurs portes aux « sciences de l’éducation » qui serviront de caution à la destruction programmée de l’enseignement secondaire ; en acceptant que la sociologie ne soit plus une science à part entière, mais la justification verbeuse d’un discours dominant ; en tolérant des étudiants consommateurs qui, du moment qu’ils ont acquitté leurs frais d’inscription, ont droit à leur diplôme, si démonétisé soit-il, les universités telles qu’on les avait encore connues dans les années 1960 signaient leur arrêt de mort. Cette spirale macabre nous amène également, un peu partout dans le monde, des dirigeants politiques ou économiques incultes (la nature exacte de la contribution de M. Macron à la pensée de Paul Ricœur demeure sujette à débat).
Face à cette « marée de merde », la digue élevée par Stéphane Toussaint apparaît bien dérisoire et, surtout, sapée en ses fondations par des présupposés dangereux. D’abord, l’absence de définition sûre de l’humanisme, notion fourre-tout. Qu’est-ce que l’humanisme et qu’est-ce au juste qu’un intellectuel humaniste ? L’auteur cite de grands exemples (Aby Warburg, Ernst Robert Curtius, etc.), mais des exemples ne font pas une définition. Ensuite, écarter d’un revers de main, comme un insecte importun, les remarques de George Steiner sur les liens entre culture européenne et barbarie ne constitue pas une réfutation. Hitler fut un lecteur avide. « Qui pourrait nier que, fécond en grands sadiques, l’hitlérisme fut stérile en peintres, en poètes et en auteurs de génie ? », écrit M. Toussaint (p.62), qui semble oublier que le nazisme fut au pouvoir moins de quinze ans. Dans quelle catégorie ranger Heidegger et Carl Schmitt ? L’incapacité des intellectuels allemands à contenir le nazisme signa la fin d’un certain ordre de l’esprit. Enfin, Stéphane Toussaint, en un puissant réflexe corporatiste, identifie les intellectuels aux universitaires, c’est-à-dire à une catégorie restreinte de fonctionnaires, suivant en cela Gérard Noiriel (« l’universitaire est le prototype de l’intellectuel », cité p.115) ; de sorte que, partant d’un présupposé qui n’est rien d’autre qu’un préjugé, on passe lourdement d’une défense des « intellectuels humanistes » (un substantif et un adjectif dont l’extension précise reste à définir) à un plaidoyer en faveur des universitaires, considérés comme les représentants les plus admirables de l’intelligence et de l’humanisme. On hésite à évoquer Socrate, Descartes ou Spinoza, mais on peut rappeler que Michael Ventris, le décrypteur du linéaire B, fut architecte de profession et qu’Albert Einstein n’enseignait ni à l’Université, ni où que ce soit, lorsqu’il publia ses articles essentiels. Peut-être la « tour d’ivoire » n’est-elle plus l’Université, mais une chambre sous les toits, loin de la « marée de merde »…
Gilles Banderier
Italianiste, philosophe, normalien, ancien membre de l’École française de Rome, Stéphane Toussaint est chercheur au CNRS.
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