La Guerre secrète, Guénane
La Guerre secrète, Apogée, octobre 2011, 123 pages, 15 €
Ecrivain(s): Guénane
Elle s’appelle Lucie, elle est jeune, belle et pleine de vie. Il s’appelle Émilien, il est jeune, beau et il joue merveilleusement bien de la mandoline. Ils sont tous deux orphelins, fous amoureux et veulent se marier. Seulement voilà, Émilien est malade.
« Elle le savait atteint par le bacille honteux. Ses proches la mettaient en garde, avec plus ou moins de franchise ou d’élégance, mais tous lui faisaient le même grief : on n’épouse pas quelqu’un qui va mourir ; un mariage, c’est d’abord de l’espoir ».
Mais l’amour rend immortel et rien ne pouvait détourner les tourtereaux de leur rêve d’union.
« Veux-tu toujours t’envoler avec moi, même si l’arrêt est brutal ?
(…)
Oui, Émilien, avec toi j’irai même en enfer ».
Aussi, passés leurs vingt-et-un ans, ils s’épousèrent envers et contre toutes les langues perfides. Un an passera, durant lequel le bonheur des jeunes mariés commence déjà à perdre de l’éclat. Le bacille s’est fait discret mais Émilien compense sa maladie par des excès de bon vivant, et une rechute l’oblige à partir en sanatorium. Avec la distance, les lettres se remplissent de mots d’amour, mais Lucie commence à sentir le poids de cette fatalité qui menace et peu à peu en elle, commence à se livrer une guerre des sentiments, une guerre secrète. En même temps, en Espagne, gronde la menace d’une autre guerre, une guerre qui se répand très vite d’un pays à l’autre avec la montée en puissance d’« un petit nerveux avec la moustache de Charlot, atteint d’une faim sans fond appelée annexion ». Très vite, la France elle aussi, est en guerre, mais pour l’instant cela ne semble que des mots. Émilien après avoir dû reporter plusieurs fois son retour, finit par rentrer du sanatorium. Il ne pouvait partir au combat, son état en avait fait un réformé définitif.
« Émilien revient, reposé, tendre, toujours plus habile, émouvant à la mandoline, mais toujours aussi contagieux et Lucie, d’un trait rageur, raya le mot guérison dans le dictionnaire ».
Vient la débâcle, « la guerre n’était plus “bidon”, elle devenait oppressante ». Lucie et Émilien vivent à Lorient, un port militaire, et tandis que Lucie se débat avec sa guerre civile intérieure, son horreur grandissante de la maladie mêlée de sentiments de jalousie après la découverte d’une photo dans le portefeuille d’Émilien, arrive le moment où « deux jours plus tard, les Allemands pénétraient dans la ville. Ce fut un tel fracas de moteurs et de chenilles que les vitres et les nerfs tremblèrent pendant des heures. Désormais, les drapeaux nazis flottaient partout, rouges avec des croix noires, araignées du chagrin ».
Désormais, il faudra faire avec ! « Longtemps cette phrase pour les Bretons sous-entendit : avec les femmes et le mauvais temps. Depuis la guerre, le champ des calamités tendait vers l’infini ».
L’auteur nous fait vivre ce Lorient occupé comme si nous y étions. En plus de sa véracité historique, l’écriture a le don de nous faire vivre de l’intérieur cette période terrible, et l’histoire de Lucie n’est pas juste une fiction, l’auteur y glisse une grande part de vérité aussi, parce qu’il est nécessaire d’affronter le passé, pour libérer le présent, et que la recherche de la vérité n’obscurcit pas forcément l’horizon. Dans le chaos des bombardements, de la peur, des restrictions, des arrestations, Émilien et Lucie vont chacun tracer comme ils peuvent leur chemin. Survivre. Émilien participant à la résistance malgré ou peut-être à cause de son état, Émilien qui fume encore et donc l’état ne cesse d’empirer. Émilien qui sera arrêté et jeté au cachot, puis relâché parce que même pas bon à être gardé prisonnier, et Lucie qui continue à travailler comme accompagnatrice de bus, qui rend service comme elle peut, ramenant des vivres de la campagne. Lucie qui un jour par hasard, à Pontivy, « s’apprêtait à entrer dans l’Hôtel des Voyageurs pour y prendre une menthe avant le retour, lorsqu’un homme en sortit, chapeauté, ganté, grand, beau comme au cinéma. Leurs regards s’effleurèrent, ils s’offrirent un sourire, elle en fut chamboulée ».
Cet homme, ce Monsieur Gentil auquel elle ne pourra cesser de penser, s’appelle Alex, elle le saura parce qu’elle le reverra, et il souhaitera rencontrer Émilien et ils deviendront amis, puis elle et lui, deviendront amants, mais à la grande déception de Lucie, c’est avec Émilien qu’il aura une véritable complicité. Émilien qui ne fera aucune remarque quand le ventre de Lucie commencera à s’arrondir, et d’ailleurs elle mettra du temps à admettre qu’en temps de guerre, un ventre qui s’arrondit, ce n’est pas par excès de gourmandise. Et elle vivra comme une ultime trahison le départ des deux hommes pour une virée en Gironde, alors qu’elle doit rester seule et enceinte. « Elle vécut ce départ comme un abandon. À qui en voulait-elle le plus ? À ce mari, habité par la vie, guettée par la mort, qui riait de tout, même de son ventre qui bientôt lui lécherait le menton ? À cet homme beau “comme rêve d’amour”, passager énigmatique, tentateur chaleureux s’encombrant d’un sac d’os et de bacilles ? À la vie dont elle n’avait jamais trouvé le sens ? Le verdict de sa guerre civile intérieure refusa de trop accabler le condamné ; mais monsieur Gentil devint “une sorte de démon qui a embobiné Émilien” ».
Ainsi viendra au monde une petite fille et Lucie refusera tout ce qui vient d’Alex, il devient le centre de sa rage, de son chagrin, tandis qu’Émilien meurt peu à peu, tandis qu’au dehors la guerre continue. « Lucie se fichait bien des salauds de miliciens, de la France combattante, de l’armée secrète et des FTP. Sa lutte à domicile lui suffisait. La mort, elle l’avait à sa porte, tapie jusqu’à l’heure dite, écrite quelque part ».
La Guerre secrète est une tranche de vie, arrachée à l’oubli, au déni aussi qui habitera Lucie, longtemps, très longtemps, même si cela n’est pas raconté dans le livre. Une histoire, comme il en existe tant et tant, mais chacune en réalité est unique, bouleversante et devient un vrai roman quand elle est racontée avec autant d’amour et de talent.
Cathy Garcia
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