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La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (2ème partie) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 08.06.21 dans La Une CED, Les Chroniques

La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (2ème partie) (par Augustin Talbourdel)

 

II - La dialectique du guerrier et du sacré


Prémices et prémisses d’une théologie

L’épopée cache-t-elle, pour autant, une théologie sous-jacente ? Il serait malhonnête de ne pas reconnaître l’effort des Nuits pour produire un discours cohérent sur Dieu, c’est-à-dire une théologie. Le conte fait office, à certains endroits, de recueil encyclopédique en matière de religion et de politique, notamment lorsque cinq byzantines, formées par Dhât ad-Dawâhî pour tromper le roi par leur science, sont interrogées par ce dernier pour prouver leurs connaissances.

Pour l’éducation des enfants, notamment ceux que le roi a avec Safiyya, on consacre des savants versés dans diverses disciplines : « théologiens, philosophes, astronomes, médecins et autres chirurgiens » (p.278), si bien que Daw’ al-Makân et Nuzha az-Zamân connaissent non seulement le Coran par cœur, mais aussi le Canon d’Avicenne, etc. Dans leur piété, ils entreprennent même le pèlerinage annuel à la Mekke, veulent visiter Médine, se recueillir sur la tombe du prophète à la « maison sacrée de Dieu » et continuer jusqu’à Jérusalem où se trouve « Abraham l’ami de Dieu » (p.290). En bref, même s’il n’y avait guère qu’un homme dans le royaume de ‘Umar an-Nu’mân, « véritablement pieux en ces temps-là, voué au culte de la vérité suprême qu’il recherchait sans cesse » (p.334), d’autres brillaient par leur intelligence de la foi et leur piété. En quoi consistent-elles ?

On connaît l’importance particulière donnée aux dénominations de Dieu dans le monothéisme, l’Islam étant plus volontiers bavard en la matière que le judaïsme, dont le YHWH est théoriquement imprononçable, et le christianisme, dont la tradition apophatique refuse de donner à Dieu tous les noms que le vulgaire lui prête. L’Islam des Nuits ne déroge pas à la règle des « cent moins un noms de Dieu ». Dieu y est appelé ici le « détenteur unique de la Toute-Puissance », là le « Maître des commencements et des fins dernières » (p.291), là encore le « Maître de l’agencement des choses, l’infiniment Bon, le Puissant, l’Informé » (p.362). En somme, derrière les « Dieu est le plus grand » (p.243) et « il n’y a de puissance et de force qu’en Dieu le Haut, le Considérable » (p.291), se cache une science divine cohérente et fidèle, en certains points, à l’enseignement du Prophète. Certes, il s’agit toujours de « se montrer rigoureux en ce qui concerne l’observance des prescriptions religieuses dans ce qu’elles ont de formel », puisque la soumission demeure le maître-mot (p.365), mais il n’est pas interdit d’« en saisir aussi l’esprit », dans la mesure du possible.

À de nombreuses reprises, la sentence propre à tous les monothéismes est rappelée : « Nous sommes à Dieu et à lui reviendrons » (p.356). L’occasion de signaler aussi que dans la construction de sa théologie, l’Islam n’oublie pas les premiers Prophètes et les premières révélations – « Nous ne faisons aucune distinction entre aucun de Ses prophètes » (Sourate II, 285) –, jusqu’à reprendre des images explicitement bibliques à certains endroits. Dieu, décrit comme « Celui qui reconstitue les ossements alors qu’ils sont déjà poussière ! » (p.295), fait référence non seulement au Coran (Sourate XXXVI, 78) mais aussi à la célèbre vision des ossements desséchés d’Ézéchiel (37:1-14). Ailleurs, le vizir Sâsân déchire ses vêtements de désespoir, comme beaucoup de personnages de l’Ancien Testament, notamment Job (2:12). Ailleurs encore, Nuzha demande à être renommée Ghussat, non plus « agrément du siècle » mais « affliction du siècle » (p.307), et rappelle, dans le livre de Ruth (1:20), Noémi – « la Plaisante » – qui se renomme Mara – « l’Amer ». Consciemment ou non, les Nuits doublent le récit épique d’un récit théologique, lequel porte notamment sur le moment de la genèse. Parmi les vingt-et-une citations du Coran que contient l’Épopée – sans compter les hadiths –, plusieurs portent sur la genèse du monde. Dieu a créé l’homme d’un « grumeau », lit-on dans les Nuits (p.535), qui citent un peu plus loin ce que dit le Coran sur le sujet, à savoir que Dieu « a originellement façonné l’homme à partir d’une argile, puis a fait naître sa progéniture d’un vil liquide (Sourate XXXII, 6-7) » (p.538).

Sourate, proverbe et prière

Le Coran est fréquemment cité et récité dans les Nuits, parfois en entier et par cœur comme à la mort de Sharr Kân (p.463). Lorsque Dhât ad-Dawâhî entre dans sa tente, le vizir est occupé à le lire (p.457), comme si la narratrice elle-même surprenait l’homme pieux au cœur de son intimité religieuse. Le grand vizir représente d’ailleurs l’un des derniers musulmans fidèles et pieux, puisqu’il est le premier à comprendre la supercherie de Dhât ad-Dawâhî et le seul à savoir que « ceux qui affectent une foi par trop ostentatoire sont de fieffés fourbes » (p.458). Même lorsqu’elles ne sont pas citées, on perçoit ici et là les réminiscences de certaines sourates, comme lorsqu’un personnage déclare, en guise de proverbe : « C’est le père qui donne son nom à l’enfant » (p.305). Tout lecteur du Coran pensera à la sourate XXXIII, verset 5, où il est écrit : « Appelez-les [les orphelins] des noms de leurs pères, c’est ce qu’il y a de plus juste auprès d’Allah ». De sorte que la poésie des Nuits procède autant par sourate, proverbe et prière que par poésie à proprement parler. L’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân est non seulement le conte des Nuits où il est fait le plus fréquemment mention du Coran mais aussi celui où les intermèdes poétiques, insérés dans la narration de Shahrâzâd ou d’autres personnages, sont les plus nombreux. Plus encore, la poésie semble parfois être le prolongement de certaines sourates ou leur réécriture sous forme d’hymnes, tels que ces vers : « Mon cœur épris s’agace / dans la peine, et je place mon espoir en Dieu » (p.253) ; ou ailleurs, dans un poème mélancolique qui rappelle, comme certaines sourates ou certains psaumes, que la vie n’est que vaine illusion (p.464). La dernière citation du Coran (p.617) est aussitôt suivie d’un poème et la narratrice ne se donne presque pas la peine de marquer une rupture entre les deux. Sourates, proverbes et prières se mêlent donc dans le flux du récit, comme le vrai avec le vraisemblable, les premières étant révélées, les autres offrant l’occasion à l’homme de vénérer, remercier ou supplier son créateur.

L’invocation de Dieu, lorsqu’elle n’est pas faite comme une simple formalité, requiert généralement une disposition particulière, voire un personnage désigné pour le faire. S’il est fait mention du ramadan (p.379) et du rite du Tawaf pendant le pèlerinage (p.378), les musulmans des Nuits ont tendance, volontairement ou non, à oublier les prières et manquer les ablutions, à tel point que Kân Mâ Kân décide un jour de rattraper ses prières (p.592). Dans le conte de ‘Aziz et ‘Aziza, ‘Aziz n’hésite pas à manquer la prière pour se rendre à ses rendez-vous amoureux (pp.484-495), cause possible des malheurs qui lui surviennent ensuite, comme si Dieu lui-même veillait au respect de ses dogmes inébranlables. À l’inverse, la prière peut être le dernier mot du guerrier, comme l’est la profession de foi musulmane pour Gassan, lorsqu’après avoir prononcé la chahada – « j’atteste qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu et que notre seigneur Muhammad est son Prophète » – et improvisé un court poème, il rend l’âme (p.603).

Guerre et piété

Inachevées et parfois caricaturales, la théologie et l’exégèse des Nuits, qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes, ne trouvent leur véritable sens que dans la guerre. La prière n’est jamais qu’une arme supplémentaire aux yeux des guerriers ; le nom de Dieu qu’une source de victoire. Les versets du Coran ne sont jamais autant cités et psalmodiés (p.436) que lors d’un combat, comme celui entre Sharr Kân et Lûqâ où le premier invoque « Celui qui a créé les sept cieux superposés (LXVII, 3) » (p.399). Au même moment les chrétiens invoquent « à leur secours les prieurs de leurs couvents » et s’en remettent à l’ascèse de leurs moines (p.399). De même, lorsque les musulmans sentent la défaite proche, ils lancent « à pleins poumons leur cri de louange à la gloire de Dieu, le plus Grand, répercuté par les monts, les arbres et les pierres frappés de terreur à la seule mention de Son nom » (p.434). Malgré la folie de la guerre, les massacres sont justifiés par Dieu, du moins musulmans et chrétiens combattent-ils en son nom. Dans la fameuse Sourate VIII, au verset 39, il est écrit : « Combattez-les jusqu’à ce que la dissension soit anéantie et que le culte soit entièrement consacré à Allah ». Et côté chrétien, chaque guerrier jure : « par les miracles du christianisme, le mystère marial et l’eau bénite, je m’engage à exterminer les musulmans » (p.402). En somme, la guerre est un acte de piété comme un autre qu’il faut lire à la fois dans sa dimension militaire et religieuse, violente et sacrée.

Chaque guerrier représente un bras armé de Dieu et sa foi sera jugée selon ses actes. À ce titre, Sharr Kân est décrit comme un « lion de la foi » (p.395), Lûqâ comme « le glaive du Messie » (p.396). L’infidèle porte son impiété jusque sur son visage, puisque le corps du guerrier chrétien, « maudit adepte d’un évangile falsifié » (p.400), apparaît aux musulmans comme une « tête d’âne posée sur un buste de singe », image possible de Satan incarné (p.397). D’autre part, il est significatif que les joutes individuelles alternent avec les charges collectives. Chaque armée a son champion, présenté comme héros et héraut de Dieu. Les glorieux faits de chaque guerrier sont racontés et la surenchère dans la violence dans un camp comme dans l’autre indique les mérites de chacun, non seulement sur le champ de bataille mais aussi dans les cieux, puisqu’il est promis qu’« à ceux qui tombent, le paradis sera le refuge » (p.425). La joute entre les deux champions est verbale avant d’être armée : rois et guerriers chérissent le débat, comme celui organisé par ‘Umar entre les cinq byzantines et celle qu’il ne reconnaît pas sous les traits de sa fille.

Dès lors que les chrétiens sont considérés comme des « suppôts de l’impiété et de la dépravation » (p.404) qui poussent des « cris d’hérésie et de sacrilège impiété » (p.445), la guerre trouve sa justification dans la volonté de venger Dieu des blasphèmes commis par les Infidèles. On observe donc une extension du domaine de la lutte sacrée jusque dans le guerrier et un certain déplacement du temple sur le champ de bataille et du champ de bataille dans le temple. Dhât ad-Dawâhî, par exemple, « la plus géniale des vieilles rouées, recours suprême de l’Église dans les épreuves » (p.394), songe à « un plan que n’auraient su imaginer Satan lui-même et ses damnés suppôts » (p.393). En l’occurrence, il s’agit bien d’un « plan diabolique » (p.394) puisque la vieille femme songe à utiliser le Dieu des musulmans pour les tromper. Autrement dit, sous couvert d’une piété profonde, elle commet l’impiété la plus absolue et offense deux fois Dieu, en trahissant le sien et en trompant celui d’autrui. Dhât ad-Dawâhî, mère et conseillère d’Hardûb, versée dans toutes les religions, y compris l’Islam, est décrite par la narratrice musulmane comme une « calamité, un véritable fléau » (p.406), dont la puanteur et la laideur témoignent, encore une fois, de l’impiété (p.407). Déguisée en musulman anachorète, elle parle au nom de Dieu (p.411), cite le Coran (p.417), se surprend à marcher sur les eaux (p.419) – image exagérément chrétienne mais qui trompe encore les musulmans –, fait croire qu’elle est « en union intime avec Dieu, aboli en Lui » (p.427) et passe même pour un saint (p.442). Si elle ne trompe pas le grand vizir qui la considère comme un « réprouvé exclu de la miséricorde divine » (p.443), elle parvient à ses fins grâce à la naïveté des princes musulmans. En bref, un tel personnage occupe une véritable fonction narrative puisque le récit ne fait que développer les malheurs qu’elle inflige aux soldats ennemis ; et dans son action se mêlent religieux et surnaturel, de telle façon qu’ils se confondent tout à fait au sein de l’épopée.

Le merveilleux et le surnaturel

La science de Dhât ad-Dawâhî, personnage-moteur du récit, sorte de Deus ex Femina de la narration, repose, comme le principe même de l’épopée décrit plus haut, sur la dialectique du vrai et du vraisemblable, du merveilleux et du surnaturel. Le succès d’Armide dans le camp des Croisés dépend de « l’art » et de « l’ingéniosité » plus encore que de la « beauté ». La sorcière a confiance dans les armes de la séduction, comprise comme technique rhétorique, mettant habilement en pratique nombre des conseils qu’Ovide donnait aux aspirants séducteurs dans son poème didactique Ars amatoria, à savoir que le silence peut être plus éloquent que les mots ; que les larmes, provoquées et retenues en temps voulu, sont une arme redoutable ; que dissimuler la beauté est souvent plus efficace que la montrer. Dhât ad-Dawâhî, habile rhétoricienne, sait que le discours persuasif n’a pas pour critère la vérité, mais qu’il se modèle toujours sur les qualités du destinataire. C’est pourquoi la sorcière, figure bien peu religieuse, prend autant de visages qu’il y a de victimes désignées. L’effet, pour le lecteur, est celui d’une illusion d’optique, d’une vision à perspectives multiples, puisque l’image de la femme change selon le point de vue de l’observateur.

N’est-ce pas exactement la fonction du khurâfa que d’enchanter par la langue, de raconter une histoire suffisamment étonnante – adab – pour éteindre les lumières de la raison et consoler le cœur ? Le grand vizir dit du conte de ‘Aziz et ‘Aziza qu’il « eût pu consoler le patriarche Jacob en personne des malheurs qui l’ont frappé » (p.466). C’est pourquoi le recours au merveilleux n’est pas une surprise, d’autant que l’usage du fantastique et du magique dans la culture arabe médiévale est justifié par un passage coranique, la Sourate II, verset 102 – « Ils apprennent la magie aux hommes » –, qui renseigne à la fois sur les origines de la magie et sur son usage principal (1). En cela, l’épopée obéit bien aux lois du genre épique où les combats ont recours au registre du fantastique et de l’extraordinaire (khurâfa), et les guerriers sont décrits comme un peu plus – ou un peu moins – qu’humains. Quand Sharr Kân, qui semble doublement armé (p.403), affronte le champion chrétien, on dirait que deux montagnes se rencontrent (p.273), image utilisée à nouveau dans un autre duel des Nuits, où deux montagnes s’entrechoquent (p.450). Généralement, les duels sont mémorables et ne trouvent pas d’issue : seule la nuit sépare les combattants. Dans l’Épopée, la terre est remuée par les pas de l’armée qu’un mur de poussière précède toujours (p.361) et le ciel semble s’écrouler devant tant de violence (p.615), preuve – peut-être – que la guerre sainte horrifie même le créateur. Toujours, le nombre des combattants, et notamment des pertes ennemies, est exagéré et incohérent. En bref, violence et sacré font un mariage que seul l’épopée fantastique peut rendre tout à fait : « Adorateurs du Clément et suppôts de Satan se ruèrent les uns contre les autres » (p.446).


Augustin Talbourdel


(1) Aboubakr Chraïbi, op. cit.



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A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).