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La grande Marie ou le luxe de sainteté, Carl Bergeron (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers le 20.04.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La grande Marie ou le luxe de sainteté, Carl Bergeron, Éd. Médiaspaul (Canada), août 2021, 80 pages, 15 €

La grande Marie ou le luxe de sainteté, Carl Bergeron (par Jacques Desrosiers)

 

 

Carl Bergeron est à peine visible dans la vie littéraire québécoise, presque tenu à l’écart dirait-on parfois. En 2006, quelques inconditionnels avaient encensé son journal « Voir le monde avec un chapeau », qui avait autrement donné lieu à d’étranges critiques, dont l’une saugrenue dans la revue Liberté lui tricotait un bonnet d’âne avant de lui taper dessus à grands coups de Gramsci. Avec son « Épreuve » que doivent affronter les Québécois pour surmonter leur embarras linguistique, quelques désagréables portraits de femmes, des jugements impatients sur un tas de sujets comme le tatouage, le jogging, le printemps érable ou les employés de bureau – de toute évidence il ne cherchait pas la gloire. Ici et là on observait aussi des décalages abrupts de ton, le texte tombait d’un coup dans un autre registre, quand par exemple il abandonnait sa fresque historique et urbaine pour s’adresser émotivement à ses parents.

Mais Bergeron abordait tout avec une franchise rare, donnait de magnifiques pages sur la honte, sur la littérature, sur la ville et les gens qu’il croisait, comme cette vieille bossue qu’il avait aperçue un soir en train de fouiller dans les vidanges et dont le visage « ruisselant de lumière » dans l’obscurité l’avait ébloui (on était proche de Léon Bloy). Qui sait si ce n’est pas cette pauvre femme démunie qui l’a mené plus tard à Marie de l’Incarnation, car lorsqu’il a plongé dans sa correspondance, il semble avoir éprouvé un émerveillement aussi fort.

Bergeron fait remonter la naissance du peuple québécois non pas à la rébellion des Patriotes au 19ème siècle, comme l’écrivain Jacques Ferron et tant d’autres, mais aux années du 17ème siècle où a été fondée la Nouvelle-France, pays « où il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent », écrivait Marie de l’Incarnation. L’ursuline s’était décloîtrée en 1639, quittant Tours, laissant tout derrière elle, même son fils, pour traverser l’Atlantique vers des contrées inconnues et hostiles, et fonder un monastère à Québec. Elle venait ainsi aider à bâtir le nouveau pays, qui a « déjoué tous les calculs », écrit Bergeron. Il ne ménage pas les mots pour vanter sa grandeur, et la voit briller de tous ses feux autant par son action et sa vocation mystique que par son envergure littéraire. Comme elle a engagé toute sa vie dans ce pays sauvage et uni son âme à son destin, soutient Bergeron, sa place est au cœur du « patrimoine spirituel » qu’il faut préserver si l’on veut résister à l’« amnésie numérique » qui menace. Son livre cherche donc à donner à Marie une place centrale dans la culture québécoise.

On y découvre une femme extraordinaire et attachante. Sa réaction à l’incendie qui détruit le monastère des ursulines en plein hiver est mémorable : le Ciel lui permet ainsi de « se défaire “des mille petites choses de néant” qui lui encombrent l’âme ». Caractère de fer et bouclier amoureux, au sens mystique, note Bergeron, dépeignant une femme à la fois éprise d’infini et les pieds sur terre, faite d’abnégation et d’une générosité débarrassée de tout orgueil. Le personnage en impose. Rien que par sa ténacité, la société québécoise lui doit énormément selon lui.

Marie Guyart est bien sûr loin d’avoir été la seule à faire face aux conditions difficiles de la Nouvelle-France, mais pour Bergeron elle dépasse les autres figures connues, y compris Champlain, par son étoffe spirituelle. Ce point est capital dans sa vision des choses parce que pour lui le destin du Québec n’a pas qu’une dimension politique, mais aussi spirituelle, et c’est l’héritage de cette richesse spirituelle qu’il nous invite à mettre à profit. Sa position n’est vraiment pas dans l’air du temps, mais comme il semble très à l’aise loin des idées reçues j’ai l’impression que cela lui est parfaitement égal.

Il examine la question spirituelle sous plusieurs angles, qui ne sont pas toutefois toujours convaincants. Il y a de la pose chez lui quand il rapproche le mystique et le libertin, qu’il voit non comme des martyrs souffrant de pathologies mais comme des gens heureux (Philippe Sollers ici a remplacé Léon Bloy). Même s’il nous convainc que Marie était une femme normale, « gaie et pleine d’esprit » et non une folle comme on l’a parfois dépeinte, on voit passer en filigrane un amalgame discutable entre joie (« vivre dans l’amour de Dieu ») et plaisir. Il est vrai que déjà dans Voir le monde avec un chapeau, flirts et élans spirituels allaient de pair.

Son rapprochement entre mysticisme et poésie est beaucoup plus intéressant. Le poète et le mystique parlent le même langage, orienté vers l’aventure intérieure, le mystère comme voie d’accès à la connaissance. Ils cultivent un « esprit de vérité » en nette opposition à l’« esprit de ressentiment » qui veut tout désacraliser. À la fin, sur de longues pages écrites dans le style peut-être un peu trop onctueux d’une prédication, il pourfend la vision étriquée de la vie et de l’histoire qui règne dans le milieu intellectuel, le refus de regarder vers le haut, vers la grandeur et la beauté. Son plaidoyer exprime par moments une exaspération poignante devant l’écrasement de l’être par l’avoir, qui a tout avalé jusqu’à notre âme, dans un monde interdit de tout élan vers quelque chose d’infini.

Ce rapprochement ouvre l’autre grand volet de son entreprise : Marie l’écrivaine. Bergeron la considère comme un génie. « N’est-ce pas délicieux », demande-t-il, après nous avoir fait admirer une page de sa correspondance. Les passages qu’il cite sont en effet un délice à lire : qualité supérieure du texte, intelligence, vivacité d’esprit empreinte de douceur, animée par une bonté à toute épreuve. Les quatre siècles qui la séparent de nous n’ont pas fait vieillir sa prose étincelante. Mais il va très loin quand il prédit que le 21ème siècle la rendra « plus vibrante à notre conscience qu’un Proust, un Céline ou un Joyce ». Admettons que les paris (faciles) sont ouverts, mais la récolte qu’il nous offre – quelques paragraphes, des citations éparses, des fragments – est trop maigrichonne pour y voir clair, ou nous imprégner de sa stature.

C’est peut-être là une limite de ce petit livre, une soixantaine de pages réparties entre quatre courts chapitres quelque peu décousus. Après avoir salué Marie dans les deux premières pages, il saute à une chronologie rapide du Québec et résume les grands débats sur le destin national des années 1950 à aujourd’hui. Arrivée de la sainte « en Canada » au 2ème chapitre, dans le troisième la force de sa foi dans le pays incertain. Dans le quatrième, elle est déjà disparue. Sinon en figurante, pour céder sa place au poète Gaston Miron, comme si elle n’était pas le sujet véritable du livre. Et c’est compréhensible parce que le but principal de Bergeron est d’ancrer aussi bien le passé du Québec que son avenir dans la littérature. Il avance d’ailleurs avec un certain panache que tôt ou tard les écrivains, par leur singularité, feront revenir dans la société les valeurs incarnées par Marie.

On reste néanmoins avec l’impression que La grande Marie ne fait qu’effleurer – quoique passionnément – son sujet. Je vois cet essai d’abord comme une invitation à redécouvrir le personnage et le prélude à une suite qui explorerait à fond son œuvre. En attendant, avec le peu de place qu’elle a toujours occupée dans le paysage littéraire français, malgré l’admiration que lui portait Bossuet, il est clair que Bergeron a démontré qu’elle appartient à l’Amérique.

 

Jacques Desrosiers

 

Né en 1980, Carl Bergeron est l’auteur d’Un cynique chez les lyriques : Denys Arcand et le Québec (Boréal, 2012), essai sur la réalisateur du Déclin de l’Empire américain, et de Voir le monde avec un chapeau (Boréal, 2016).

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A propos du rédacteur

Jacques Desrosiers

 

Jacques Desrosiers, maîtrise en philosophie de l’Université de Pittsburgh, a travaillé longtemps dans le milieu de la traduction au Canada. Il tient maintenant depuis le Québec un blog, Quartiers littéraires, où il réunit critiques, notes de lecture et pages personnelles.