La Grande Guerre en demi-teintes, Edmund Blunden (par Patryck Froissart)
La Grande Guerre en demi-teintes, novembre 2018, trad. anglais Francis Grembert, 375 pages, 25 €
Ecrivain(s): Edmund Blunden Edition: Editions Maurice NadeauEn 1916, le jeune Edmund Blunden, sous-lieutenant anglais, est envoyé en France à l’âge de 19 ans sur le front immobile de la Somme, chargé de missions de cartographie, de reconnaissances de terrain, d’entretien, d’extension et de ravitaillement des tranchées…
De 1916 à 1918 il a participé à l’âpre et monstrueuse hécatombe de la bataille de la Somme, puis s’est battu sur le front d’Ypres et sur la ligne des Flandres.
Après la guerre, il s’est consacré à brosser de ces deux années passées à crapahuter dans les tranchées un tableau précis, à en retracer une chronique remarquablement détaillée, à en tisser une narration qu’on peut croire fondée sur les notes minutieuses d’un journal personnel, ou d’un méticuleux carnet de bord… dont les pièces scéniques mises bout à bout constituent une œuvre volumineuse tout autant que captivante.
L’auteur-narrateur, personnage principal du récit, est poète. Ce don lui permet de percevoir la moindre promesse de vie, la moindre lueur de paix dans les brèves et rares périodes de répit qui surviennent dans le vacarme, le chaos et la fureur faisant de cette guerre immobile un enfer permanent.
Mais le jeune militaire n’est pas qu’un doux rêveur, et la vision poétique intermittente n’occulte guère la terrible réalité. Blunden le poète se révèle être un remarquable chroniqueur, un observateur à l’acuité de qui rien n’échappe, un reporter de guerre de haute volée, dont le récit au jour le jour invite le lecteur à vivre comme en direct les affrontements les plus violents, les plus tragiques, les plus délétères entre les belligérants tout autant que les faits et gestes les plus banals, voire les plus triviaux de la vie diurne et nocturne dans les boyaux, tout autant également, a contrario, que les paisibles ou joyeux intermèdes de repos à l’arrière des lignes dans les villages français où la vie campagnarde qui continue constitue un contraste saisissant avec ce qui passe sur le front, à peine distant de quelques kilomètres.
Ceci étant, la force de ce récit ne tient pas à une narration au rythme haletant qui emporterait son lecteur dans des charges héroïques, qui le ferait participer à des épisodes glorieux, qui le rendrait spectateur captivé de quelque fait d’armes spectaculaire… Rien d’épique, rien de démesurément exaltant, rien de… sensationnel.
Rien non plus du sombre romantisme à la Hugo, rien de la vision interne et décalée, au ras du sol, de Fabrice del Dongo, rien de la mélancolie distante de Chateaubriand, rien qui soit comparable à ces trois narrations de Waterloo.
La force de ce récit ne tient à rien de tout cela. C’est à l’inverse de tout cela que l’auteur capte ici l’attention, par la nature même de la narration, consistant à tout relater de manière objective, journalistique, régulièrement technique, souvent documentaire, sans toutefois exclure ni les réflexions personnelles, souvent très critiques quant au caractère de carnage inutile des opérations lancées par les stratèges du commandement général, ni les émotions d’un témoin au cœur sensible à l’horreur de la tragédie dont il est acteur et victime, ni l’expression de la douleur violente ressentie à la vue des blessures effroyables touchant ses frères d’armes ou à celle de leurs cadavres gazés ou explosés en charpie sanglante, ni, fondamentalement, la traduction en filigrane d’un antimilitarisme assumé.
Il est difficile de définir précisément la tonalité singulière de cette relation. Une sorte de regard à la fois neutre, réaliste sans jamais être froid, mais toujours empreint d’une palpable émotion et d’une colère distillée à l’encontre des responsables de l’hécatombe.
Quoi qu’il en soit, le lecteur est pris.
Le lecteur vit ces deux années aux côtés du narrateur dont il partage pleinement les moindres faits, les petits bonheurs, les grandes peurs, les accès de nausée, les moments de ras-le-bol, les horrifiques carnages ponctuels, les perspectives, les rêves et les espoirs…
Et, malgré tout, et à cause de tout, et pour pouvoir supporter tout, et pour cautériser les meurtrissures de l’âme, les brûlures des sens et les blessures des chairs, la poésie…
La poésie, qui accompagne et réconforte le militaire tout au cours de ces deux années de cauchemar, apparaît, jaillit, on l’a dit, tout au long du récit. Mais elle constitue, après la narration, une part importante du volume à elle seule, sur près de cent pages, sous le titre : Supplément d’Interprétations et Variations Poétiques. Cette partie est bilingue, comprenant pour chaque poème le texte original en anglais et, en regard, une traduction proposée par Francis Grembert, dont il faut noter la remarquable facture. En prime, des photos du front prises par le soldat Blunden lui-même.
Extrait du poème « Allez, mes gars, bonne chance ! »
« Quelle étrange lumière surnaturelle
Réveille ce corps, qui semble être le mien ?
Ces pieds tournés vers les éruptions de sang,
Ces oreilles qui tonnent, ces mains qui s’enroulent
Autour de fers grotesques ? Glacé et limpide
En ce jour mortel, l’air a ravi tout sens,
Mes hommes tremblent et me réclament.
Les vapeurs acides pèsent sur nos têtes,
Démultipliée, la folie s’abat sur nous,
Le fracas des poutres, les mottes de terre calcinée,
Le sang répandu dans les silex, la piste brune –
J’avise mon uniforme, mon esprit tient bon ».
En somme, deux ouvrages exceptionnels en un seul volume».
Patryck Froissart
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