La Garde de Nuit (Réparer les soignants), Laurent Thinès (par Murielle Compère-Demarcy)
La Garde de Nuit (Réparer les soignants), Laurent Thinès, Z4 Editions, avril 2020, 85 pages, 14 €
La Garde de Nuit du neurochirurgien-poète Laurent Thinès déroule, dans une construction narrative aussi structurée et fonctionnelle que celle d’un château fort, le récit épique d’un monde hospitalier où les soignants dévident « leurs fuseaux de vie sur les métiers à retisser celle des autres ». Les traits descriptifs empruntés à la littérature médiévale et la construction orchestrée du récit (Prologue, 5 Actes, Épilogue mettant en scène topoï, action et personnages) font non seulement écho à des éléments et un traitement de la réalité analogues déjà rencontrés au fil des siècles (cf. la peste noire au 14e siècle, avec le recours à l’interprétation mythologique, l’oracle des interrogations convoqué quand l’Histoire ouvre une période dramatique comme celle de la propagation d’une épidémie…), mais aussi portent l’enjeu éthique : vital engagé dans une telle situation tragique et traumatisante : combattre jusqu’au sacerdoce, jusqu’au sacrifice, pour sauver des vies, ou baisser quelques peu les armes au profit d’une course à la rentabilité ?
Nous l’aurons compris, le livre de Laurent Thinès que viennent de publier les éditions Z4 nous invite à réfléchir sur notre situation actuelle en pleine crise sanitaire liée à la pandémie du coronavirus, plus particulièrement à nous rapprocher de l’univers médical et mental de ces soignants, applaudis chaque soir depuis le 16 mars 2020 à l’heure du Covid-19 par une population reconnaissante qui les voit comme des héros du quotidien, « tisserands » qui tentent par une multitude de fils de sauver des vies « au gré de la navette du quotidien circulant sans trêve entre (leurs) mains ouvrieuses ».
La puissance poétique du Prologue et de l’Épilogue, avec son ambiance empruntant au fantastique, encadre 5 actes tout aussi poétiques, courant dans les veines du réel et « les veines de l’être » qu’ils examinent par les moyens thérapeutiques dont disposent la science médicale et l’action de ses soignants, dont dispose la poésie aussi, qui pourrait bien sauver la vie des « flammes de la Consomption ».
La puissance esthétique de ce récit provient de son jeu d’oscillation entre l’exactitude et l’imagination (cette dernière par ses éléments poétiques), entre la véracité et le mythe (ce dernier par ses créatures, souvent monstrueuses). Les lieux communs dressés sur « le champ de bataille hospitalier » ajoutent à l’atmosphère mi-réaliste mi-fantastique. L’unité de lieu (l’hôpital constitue le lieu central de l’intrigue) offre une zone d’éclairages et d’obscurité ouverte aux touches expressionnistes du réel, ici en marge de la vie ordinaire vécue dans la lumière et la pleine santé. « Chevalier Hospitalier, moine soldat, mercenaire, vassal, dans l’allégeance à la Tour » (la forteresse hospitalière où opèrent « les saigneurs»), le narrateur – que le lecteur identifie au « soignant » et à « l’auteur » neurochirurgien – nous transporte dans les coulisses, les couloirs, les corridors cérébraux des combattants qui « ouvre(nt) et répar(ent) les corps de (leurs) frères allongés », au plus vif de la bataille, en quête de « leur Saint Graal : vaincre la Maladie, sans verser le sang des blessés ou des morts ».
Acculé parfois « aux tréfonds ».
« Il faut être descendu aux tréfonds de la Tour pour comprendre la pierre, la vocation, la compassion, le sacrifice, la désillusion, l’amer, le sang, la blessure, la fracture, le défi, la souffrance, la finitude, la peur, la solitude, le désespoir, la nuit, l’angoisse, l’insomnie, l’épuisement, la glace, le dévouement, l’iceberg, le noir, le froid, la lame, l’entaille, la chair, l’aiguille, le fil, le feu, la perte de sens, l’absence de repères, le lâcher prise, la déraison, le raptus, le suicide, la carrosserie, le camion, le fossé, l’arbre, l’impact. La mort ».
Le saigneur/soigneur/soignant traverse toutes ces rivières du Vivre défaillant jusqu’à « toucher le fond», sauf à « s’allonger (aussi) ou rebondir » et reprendre vie dans une eau apaisée qui exorcise la mal(-heur) et « répare les soignants ».
Écrire est de ces viatiques, expiatoires, qui creuse et remue « l’oriflamme manuscrite » pour couler sur les pages une encre thérapeutique dont la poésie porte le haut flambeau. La poésie-catharsis opère une régénérescence qui transfigure l’horribilis, le locus terribilis en sublime, et fait renaître l’espoir de recharger sa vie plus loin que « la consomption » via des mains salvatrices écrivant, pour le réparer, le destin des soignants. Ce livre est l’accomplissement initiatique et alchimique de cette exorcisation créatrice qui offre au soignant de pouvoir, de temps en temps, s’éloigner des « urgences de la vie» pour « laisser jouer le sort », « laisse(r) errer la vie », pour mieux la ressaisir, « cathédrale des miracles » grandie par l’amour, la poésie.
Murielle Compère-Demarcy
Neurochirurgien, humaniste social et militant contre les armes sublétales, Laurent Thinès, né en 1974 à Arras, a vécu en Provence, sur l’île de la Réunion, dans les Hauts-de-France, et enfin en Franche-Comté. Après avoir effectué ses études de Médecine à Marseille, il a rejoint Lille pour poursuivre une formation neurochirurgicale. Il a été nommé professeur des universités en 2015 à Besançon. Il écrit de la poésie depuis le collège puis pendant ses nuits d’insomnie. Il a participé à plusieurs ouvrages collectifs et revues de poésie. La Garde de Nuit (Réparer les soignants) est son troisième recueil ; Cubes poétiques (Lignes de vie), L’Harmattan, 2019) ; La vierge au loup (Récit d’un psychopathe), Editions Æthalidès, 2019.
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