La Galerie des jeux, Steven Millhauser (par François Baillon)
La Galerie des jeux, Steven Millhauser, Rivages Poche, trad. anglais, Françoise Cartano, 192 pages
Edition: Rivages poche
Avec ce recueil de nouvelles, l’on pourra volontiers affirmer que l’essentiel se loge dans les détails, à l’image de ce monde miniaturiste (mais en aucun cas minimaliste) créé par le génial August Eschenburg, héros du premier récit – presque un roman court. On ne s’étonnera pas, d’ailleurs, de réaliser que la nouvelle qui clôt l’ouvrage, Cathay, nous ouvre les portes d’un monde qui semble réduit comparativement au nôtre, un monde extraordinairement puissant de détails fantasques et d’illusions multiples, étude éblouissante et précise d’un univers de contes de fées.
C’est donc par un imaginaire ciselé que s’affirme ce livre de Steven Millhauser, mais l’auteur y déploie également un style épuré, simple de prime abord, ouvrant parfois un mouvement de vagues quand il nous donne accès aux pensées du ou de la protagoniste, enchaînant avec l’éveil d’une sensation fugace, revenant ensuite à des faits plus sommaires. La traduction de Françoise Cartano fait sans doute honneur à cette volonté du nouvelliste.
Et rien n’est superficiel dans cette multiplicité des images, dont certaines sont prises, comme filmées, au cours d’un après-midi ensoleillé a priori banal, mais où Elizabeth ressent malgré elle un trouble. Une « soirée luge », propre à rappeler les délices de l’enfance, plonge Catherine dans un embarras et un désarroi profonds, quand celui qu’elle prenait pour un ami de toujours prononce des mots qui ne lui conviennent pas. Judith ne comprendra que peu de chose à ses larmes nombreuses, après qu’une mystérieuse femme lui a exprimé sentir son envie de lui parler, au beau milieu d’un séjour radieux passé à la campagne.
La nouvelle la plus mémorable est sans doute la première, August Eschenburg, qui décrit le parcours d’un artiste de génie, introverti, précoce, uniquement obsédé de ses créations. Aussi enfantin dans ses intentions que vieillard dans ses habitudes, August Eschenburg est très tôt possédé par le don des mécaniques de précision : horloges et montres pour commencer, avant de plonger dans l’élaboration des automates les plus fabuleux, tendant malgré lui à rendre le geste humain, et même l’âme humaine, palpable à travers des personnages de plus en plus édifiants dans leur fonctionnement. À travers cette nouvelle, Steven Millhauser nous dit comment le génie unique d’un esprit innocent, mais pas moins conscient de la médiocrité qui l’entoure, est attrapé par les visions commerciales d’un professionnel des affaires ; comment le goût du « commun des mortels », qui a moins besoin d’accéder aux élans d’une sensibilité créatrice qu’à un spectacle de chairs rebondies (fausses, mais superbement reproduites) sous des fanfreluches en soie, se sent handicapé face à une œuvre d’art magique et métaphysique, matérialisée par des automates de premier ordre. Ainsi ce récit pose une question qu’on retrouve dans tous les milieux artistiques et à toutes les époques (à sa façon, Balzac la développait dans Illusions perdues) : le génie, ou même le talent artistique, s’accorde-t-il réellement aux vues commerciales attendues par une société capitaliste, au goût du commun et à une production industrielle ? Où est conduit l’artiste absolutiste qui décide de garder ses intentions pures et qui, en vérité, n’a que le besoin de travailler son art ? À « rien », pensera August Eschenburg. « Un jour son père avait ouvert une montre pour lui montrer les roues contenues à l’intérieur. Était-ce cela la vie ? (…) étaient-ce là les signes secrets d’une destinée, aussi mystérieux et précis que le filigrane d’un timbre-poste ? Ou bien s’agissait-il seulement d’accidents, retenus par la mémoire parmi les multiples accidents qui constituent une vie ? Il cherchait désespérément à comprendre. Tout cela n’avait-il donc été qu’une erreur ? Son art était passé de mode : le monde n’avait pas besoin de lui. Et cette histoire ne débouchait sur rien. Il avait gaspillé sa vie pour une passion enfantine » (p.78). Mais en définitive, la question est : a-t-on vraiment le choix ?
Il n’est alors pas surprenant que Steven Millhauser, dans Bonshommes de neige, développe la capacité d’émerveillement comme source de vie et d’enthousiasme, de stimulation quasiment indispensable pour l’avenir. Et quand La Galerie des jeux veut faire suivre derrière nous le sentiment d’une déception irrémédiable, c’est accompagnés d’une ambiguïté, encore saisis par un état de contemplation, que nous sommes laissés après le dernier mot.
Steven Millhauser semble avoir isolé des durées de quelques secondes, quelques minutes au plus, les détails d’une vie humaine en somme, une suite de scènes de miniatures évoluant dans un périmètre réduit mais foisonnant de formes diverses et incalculables – comme si, fondamentalement, tout ceci n’avait fait que passer sous nos yeux, le temps d’un souffle, le temps d’un œil tourné vers l’estrade du plateau qui s’est déjà vidé. Et avec cette poésie du regard qui caractérise l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur, apparemment, insiste bel et bien sur le fait que l’essentiel reste sans doute insaisissable.
François Baillon
Né en 1943, Steven Millhauser, romancier et nouvelliste, publie, en 1972, Edwin Mulhouse, the life and death of an American writer, 1943-1954, qui remporte le Prix Médicis étranger en 1975. Vingt-deux ans plus tard, son roman Martin Dressler, the tale of an American dreamer, obtient quant à lui le Prix Pulitzer. Il a également été enseignant à Skidmore College pendant près de trente ans.
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