La France et l’Islam au fil de l’Histoire. Quinze siècles de relations tumultueuses, Gerbert Rambaud
La France et l’Islam au fil de l’Histoire. Quinze siècles de relations tumultueuses, novembre 2017, 324 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): Gerbert Rambaud Edition: Les éditions du RocherUne vieille plaisanterie africaine énonce que « l’Européen a une montre ; l’Africain a le temps ». On pourrait l’appliquer aux rapports entre un monde occidental, de plus en plus plongé dans le temps immédiat, l’information instantanée (sous ce rapport, les nouvelles technologiques n’ont rien arrangé) et un monde musulman qui a de la mémoire. Les Musulmans qualifient de roumis ou de croisés les Chrétiens, qui souvent n’ont jamais mis les pieds à Rome et n’ont qu’une très vague idée de ce que furent les Croisades. Si la France a plus ou moins oublié – ou refoulé – la guerre d’Algérie, ce conflit demeure présent à l’esprit des djihadistes français qui guerroient en Orient. Pour eux, à l’aune des siècles, la victoire finale de l’Islam ne fait pas de doute et les sacrifices individuels, allant jusqu’à l’autodestruction, ne sont qu’une petite partie de ce plan divin. C’est un des mérites du livre de Gerbert Rambaud, de rappeler à la fois que les relations entre la France et le monde musulman sont fort anciennes et qu’elles ne furent que rarement apaisées. Ce sont des flots de sang qui ont été versés au long du temps. La France n’existait même pas encore en tant que nation, que déjà une invasion musulmane la menaçait. Il s’était écoulé moins d’un siècle entre la mort de Mahomet (632 après Jésus-Christ) et l’arrivée d’armées islamiques dans le Sud-Ouest de ce qui deviendra la France.
L’extension fulgurante de l’Islam est présentée par les Musulmans comme une preuve de la vérité de cette révélation, qui non seulement remplace, mais également annule les deux révélations antérieures. On dit souvent que le judaïsme, le christianisme et l’Islam sont des « religions du Livre ». C’est évidemment faux : le judaïsme est la religion d’un peuple élu par Dieu et de son destin à travers l’Histoire ; le christianisme vénère Jésus, vrai Dieu et vrai homme, et non le mince livret appelé Nouveau Testament. Malmener un exemplaire de la Bible n’est pas un geste amical, mais ce n’est pas un blasphème. Seul l’Islam vénère un livre, réceptacle incréé de la parole divine et, comme tel, non soumis à l’interprétation humaine et donc non amendable, même s’il renferme d’insolubles contradictions dues à des rédactions étalées dans le temps.
Quoi qu’il en soit, les armées musulmanes furent vigoureusement repoussées au-delà des Pyrénées, où elles demeurèrent jusqu’au XVe siècle. Puis viendront, en sens contraire, les Croisades, dont Gerbert Rambaud rappelle qu’elles ne furent pas des guerres de conquête ou une sorte de djihad à l’envers, mais une réaction chrétienne à la prise de Jérusalem par les Turcs. Il ne s’agissait pas de convertir le monde musulman. Comme le note l’auteur (p.83), elles furent « une guerre sainte sans être une guerre de religion » (il arrivait aux Croisés de s’allier avec des potentats arabes pour combattre les Turcs). De surcroît, les Croisades ne se réduisirent pas à une succession de batailles. Des relations culturelles et commerciales s’établirent également.
La Reconquista de l’Espagne libéra la France de toute relation frontalière avec l’Islam. Quelques années plus tard, François Ier s’alliera à la Sublime Porte, contre l’Espagne, alliance jugée impie par le reste de l’Europe. François Ier éprouva-t-il le besoin de se renseigner sur la religion du sultan ? Prit-il quelque intérêt à l’Islam ? Non et il en ira de même pour tous les souverains français de l’Ancien Régime qui, au gré des circonstances géopolitiques, seront amenés à négocier avec l’empire ottoman. L’attitude de Napoléon Bonaparte fut plus ambiguë, à tel point qu’on a pu écrire qu’il se serait converti en secret (mais son testament prouve le contraire). L’Empereur ne pouvait qu’être fasciné – comme Voltaire l’avait été avant lui – par cette combinaison de religion et de politique portée par un grand conquérant. Jusqu’à la Révolution, la France, monarchie catholique, s’associa à l’universalisme chrétien, fondamentalement égalitaire. La Révolution lui substituera un autre universalisme d’essence laïque (mais rendu possible par le christianisme – l’adjectif même de laïc est un terme du lexique religieux), tout aussi égalitaire. Ce fut en son nom que le XIXe siècle entreprit la colonisation de l’Afrique et d’une partie de l’Asie. Le choc avec l’universalisme islamique, aux yeux duquel chaque être humain est un musulman potentiel, était inévitable. Si anticléricale ait-elle été, la République française prolongeait le message évangélique : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Luc, 20, 25). L’Islam ignore cette distinction et n’a aucune envie de la connaître.
Cependant, personne, dans les années 1950, n’aurait imaginé que la France du XXIe siècle aurait à se soucier de la religion musulmane. Même un personnage comme le président Hollande, dont l’Histoire ne se souviendra sans doute pas comme d’un grand homme d’État, déclarait « qu’il y avait un problème avec l’Islam, c’est vrai, nul n’en doute ». Notons au passage qu’on a sans doute sous-estimé la bellicosité de M. Hollande, qui a ordonné d’abattre des dizaines de cibles musulmanes présentées comme ennemies de la France, aboutissant ainsi à rétablir la peine de mort, en dehors de tout cadre judiciaire et de toute déclaration de guerre (de la même manière qu’Oussama Ben Laden fut tué durant le premier mandat du très pacifique président Obama). Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ? Un grand philosophe politique, Julien Freund, déclarait : « Il faut vraiment être candide pour croire que l’on pourra faire entendre raison à un groupe ou à une collectivité décidés à user de violence et à provoquer un conflit, grâce à des incantations, des prières ou des propositions d’amitié. L’erreur est de croire que je n’ai pas d’ennemi si je refuse d’en avoir. À la vérité, c’est l’ennemi qui me désigne et s’il veut que je sois son ennemi, je le suis, en dépit de mes propositions de conciliation et de mes démonstrations de bienveillance. Dans ce cas il ne me reste qu’à accepter de me battre ou de me soumettre à la discrétion de l’ennemi » (Sociologie du conflit, PUF, 1983, p.109). La France ne voulait pas, ne veut toujours pas avoir le monde musulman comme ennemi. Mais le contraire n’est pas vrai. La politique pro-arabe du général De Gaulle et de ses successeurs n’avait même pas mis la France à l’abri de la crise pétrolière consécutive à la guerre du Kippour. Avoir offert l’asile à l’ayatollah Khomeiny n’a pas davantage protégé le pays du terrorisme. Véritable rénovateur de l’Islam politique, combattant à la fois les Lumières occidentales et la modernité musulmane (qui auraient fini par se rejoindre), Khomeiny avait traduit les écrits de Sayyid Qutb (1906-1966), musulman radical et antisémite, dont le frère fut le mentor de Ben Laden.
Et maintenant, « que faire », comme le demandait Lénine ? C’est là que le livre de Gerbert Rambaud prend tout son intérêt ; là aussi qu’on attend l’auteur, tant le sujet est sensible. Disons-le net, Gerbert Rambaud n’annonce pas des lendemains qui chantent. Il n’est pas le seul dans ce cas. On espère souvent qu’un homme d’État fera pour les musulmans vivant en France ce que Napoléon (qui traita avec roideur l’ensemble des religions alors présentes sur le territoire) avait fait pour les Juifs français. On remarquera perfidement, outre le fait qu’on ne voit guère d’homme politique approchant l’envergure de Napoléon sur le plan des affaires intérieures, que les Juifs du XIXe siècle ne regardaient pas quelque chose qui aurait ressemblé à Al-Jazeera et ne disposaient pas de tout ce qui circule sur le réseau Internet. Les difficultés du système éducatif à transmettre le message universaliste de la République ne sont pas le moindre des problèmes. Un Mohammed Merah a passé plus de temps sur les bancs de l’école que sur les tapis de la mosquée ; pourtant, c’est la seconde qui a orienté son destin (et celui de ses victimes). Les mouvements les plus actifs (salafisme, wahhabisme) cherchent le retour à l’Islam (fantasmé ?) des origines, incompatibles avec tous les principes républicains (pluralisme religieux, liberté de conscience, rôle et visibilité des femmes, attention portée à la souffrance animale, etc.). La place de la violence dans l’Islam suscite également la répulsion : on passera des semaines sur la Toile sans trouver une vidéo montrant un Juif ou un Chrétien en train de décapiter un Musulman ou qui que ce soit d’autre. L’idée qu’un Juif ou un Chrétien puisse mitrailler une foule en braillant « Écoute Israël… » ou « Notre Père, qui êtes aux cieux » n’est même pas concevable.
Le livre de Gerbert Rambaud est, sauf en son dernier chapitre qui exprime des positions personnelles, un livre de vulgarisation, au bon sens du terme. On ne comprime pas quinze siècles en trois cents pages sans procéder à des choix (il n’est guère question de la première traduction française du Coran, par André Du Ryer, parue en 1647, ou de l’islamophilie de Voltaire). La quantité d’informations réunies par l’auteur est impressionnante, ce qui rend d’autant plus regrettable l’absence d’index. Je gage qu’il n’y a personne qui n’apprendra quelque chose, par exemple sur l’esclavage des Irlandais aux Caraïbes (p.170) ou le massacre des tirailleurs sénégalais du 25e régiment, par les Allemands, le 20 juin 1940, à Chasseley (p.276-277). On pourra déplorer que, dans la documentation, d’estimables travaux d’érudition soient mis sur le même plan que des pages tirées de sites Internet. Ni l’actualité en général, ni la conclusion du volume n’incitent à l’optimisme. La plupart des journalistes sont face à la violence musulmane comme le mulot face au cobra ou la poule face au camion : sidérés, ils regardent et attendent. L’Islam a toujours été intégrateur et n’a jamais été intégré. Gerbert Rambaud constate que, sauf si émerge un Islam spécifiquement français, y compris au point de vue de la langue (l’auteur fait, à la page 302, la même erreur que le président Macron : croire que l’ordonnance de Villers-Cotterêts a fait du français la langue officielle du pays, alors qu’elle ne l’a imposé que dans les actes administratifs. En revanche, l’article 2 de la constitution est parfaitement net), intériorisé et respectueux des principes républicains, la confrontation est inévitable. On comprend qu’il faudrait que l’Islam connaisse des modifications aussi profondes que celles subies par le judaïsme après 70, lorsque le second Temple fut détruit, et que cette religion dut se réinventer dans des circonstances dramatiques. L’Islam en a-t-il la capacité et, surtout, la volonté ?
Gilles Banderier
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