La folle de la porte à côté, Alda Merini (par Didier Ayres)
Déconstruction
Aborder le continent de la folie et son escorte de vocabulaires, de pathologies, de lieux d’asile, et cela en relation avec la création littéraire, n’est pas une tâche aisée, univoque, définitive, mais qui évolue et reste ouverte. Et même si le masque du fou, de la folle, relève souvent de préjugés, d’images d’Épinal, ce qui arrête l’analyse aux premiers cris de souffrance ou aux réactions inappropriées, il ne faut pas cesser d’analyser, de regarder de près en quoi la folie se marginalise auprès de la société et dans l’œuvre littéraire. Ainsi, le rôle du lecteur – pour le cas qui nous occupe – doit s’infléchir et chercher en quoi cette différence fait différence, en quoi cette locution spécifique fait irruption avec son cortège de ruptures, de grandes arêtes symboliques, de grands traits d’expression. Car cette insanité mentale n’exclut pas une vision du monde. Voire un monde décrit depuis la folie. Pour moi, ce livre, qui permet au lecteur français d’aborder le travail poétique d’Alda Merini, est d’abord et en somme une affaire de déconstruction.
Ici, l’écrivaine ne déconstruit pas pour elle-même le visage de sa folie, mais à proprement parler déconstruit l’écriture, le style, style heurté qui devient son style. Donc, et avant tout, une quête, une quête psychique. On accède à cet univers paranoïde grâce à une prosodie décousue, laquelle oblige à une lecture soutenue, un effort vers la compréhension de cette métrique, sorte de jardin de la raison abandonnée, jardin qui aurait reçu une culture, qui aurait été cultivé, jardin ambigu où pousseraient d’étranges formes, des phrases à la fois déconcertantes ou difficiles, où tout tourne autour d’un sujet, inexplicable par la raison pure. En tout cas, jardin suffisamment cultivé pour rendre le poème possible, sinon de toute première importance, utile à l’auteure-fleuriste pour y retrouver une langue qui lui serait personnelle.
Le masque de la folle ne gagne pas la personne entière d’Alda Merini. Sa folie produit évidemment de la coupure, du manque, un sentiment de mort, une qualité d’attente, une précarité économique, bref l’obscurité d’un esprit touché par du désir morbide, un registre thanatologique, cependant folie renouvelée par l’écriture, éclairée de l’intérieur par le poème. L’écrivaine ne témoigne pas de son aberration mentale, plutôt d’un moment de vivre, d’un état d’attention au monde. Le délire dans ce sens ouvre un répertoire, des pensées originales, des images bizarres ou impropres, des ruptures de ton. Cette inquiétante phrase permet le démantèlement, espèce de finalité du texte, car ce bouillonnement de la psychose dessine des arabesques complexes, disons dionysiaques plutôt qu’apolliniennes. On se trouve de l’autre côté du miroir. Et si le raisonnement esthétique est mis à mal, le texte y gagne, dans la mesure où ces coupures des linéaments logiques stimulent la création.
Je n’oublie pas non plus les pages sur les relations de l’écrivaine avec ses amants, maris, ennemis, amis, confidents, hommes soit dangereux, soit positifs, lesquels peuvent changer de catégories. Non plus la description de la vérité nue de l’asile, voire des traitements appliqués à sa vésanie. J’ai cru noter qu’au milieu des thèmes et des obsessions, qui relèvent du milieu meuble, plastique, de sa psyché, et qui ne relèvent pas, je crois, de l’hermétisme, la seule chose qui ne prête à aucune déclinaison propre à défaire la relation du lecteur au texte de Merini, ce sont justement les mots « psychiatrie », « psychiatrique », qui ne se défont pas, ne se décousent pas, restent les mêmes et cela d’une façon parfois glaciale. Mots immobiles.
Et puis, je me suis aussi interrogé sur la liste des classifications des créateurs ayant eu une relation à la folie. Je pensais à Louis Soutter, à Robert Walser, Antonin Artaud, ou encore à cet exemple historiquement plus récent de Béatrice Douvre. J’ai songé également à la relation de Bobo avec Pippo Delbono, lequel signe une œuvre magistrale grâce à ce lien avec la psychose.
En dernier lieu, il faut souligner que cette dérive psychique, qui n’est pas une navigation folle mais plutôt une pérégrination à la godille, entraîne l’écrivaine sur les chemins de la spiritualité. Mais, là encore, cette relation se décompose dans un illuminisme où implosent, se pulvérisent les rapports polymorphes, avec la figure de Marie notamment.
Et puisque j’ai parlé à plusieurs reprises de « masque », je finirai ces lignes en disant que, cherchant une image qui aurait pu servir d’exergue, j’ai pensé à ce sujet aux tableaux de James Ensor, et particulièrement à son Christ entrant dans Bruxelles. Je laisse la place à Alda Merini, ce qui validera peut-être quelques-unes des propositions que je viens de coucher sur ma page ;
Dans le fond, elle est belle à analyser la maladie mentale. C’est une vestale, et c’est aussi une vengeresse. Elle a ses points de repère et ses points de défense. Et elle tient à marquer son avantage sur le corps comme sur l’esprit. C’est ainsi que naissent les somatisations qui marquent la présence d’une imposture clairement consciente dans la recherche de la commune liberté naturelle.
Didier Ayres
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