La Folie Almayer, Joseph Conrad, Éditions Autrement (par Didier Smal)
La Folie Almayer, Joseph Conrad, Éditions Autrement, septembre 2021, trad. anglais, Odette Lamolle, préface Olivier Rolin, 352 pages, 12 €
Toutes les biographies l’indiquent : Joseph Conrad est un écrivain qui a choisi un jour d’écrire en anglais, lui, le Polonais, lui, le mousse parti de Marseille pour finir capitaine de la marine marchande britannique, lui, le voyageur d’une Asie aux langues multiples. Il écrit en anglais comme peu, il crée une langue d’une pureté rare, et celle-ci est à rendre en français vaille que vaille, avec plus ou moins de talent, avec plus ou moins de compréhension de cette langue à la fois souple et précieuse, et parfois aussi imaginative qu’imagée.
Partant, les traductions de son œuvre sont multiples, et l’on ne peut toutes les comparer ; on peut du moins en apprécier une par une simple comparaison entre la version originale et la version traduite d’un même paragraphe ; ici, ce sera le dernier du roman, en toute subjectivité :
« And as they passed through the crowd that fell back before them, the beads in Abdulla’s hand clicked, while in a solemn whisper he breathed out piously the name of Allah ! The Merciful ! The Compassionate ! ».
« Et tandis qu’ils traversaient la foule s’écartant devant eux, les grains cliquetaient entre les doigts d’Abdullah, qui prononçait pieusement en un murmure solennel le nom d’Allah, le Miséricordieux ! le Compatissant ! ».
Rien à redire : Lamolle a rendu la richesse de la langue de Conrad, lui imposant une seule torsion dans l’ordre syntaxique pour justement respecter la souplesse de cette belle phrase conclusive. Même « fell back » a été rendu avec autant d’intelligence que de sagacité par « s’écartant ». On ignore tout des autres traductions disponibles en français de La Folie Almayer, mais on sait que celle-ci est au plus proche du texte original tout en étant un véritable plaisir de lecture en français.
Quant à ce que raconte ce beau et intense roman, tout est dit justement dans les dernières pages : le « they » de l’ultime phrase, ce sont Abdullah, un commerçant arabe établi à Sambir, village fictif sur la côte orientale de l’île de Bornéo, et Reshid, son acolyte-comptable, et ils s’en vont après avoir contemplé le corps de Kaspar Almayer, mort d’usure existentielle sur le seuil de sa « Folie », une maison déraisonnable dans ce lieu étrange et étranger. Ils s’en vont, et l’Arabe, qui « avait combattu si longtemps, et vaincu si souvent » Almayer, ressent de cette mort comme un « regret » : « devant lui il n’y avait plus que la fin. La prière occuperait les derniers jours du vrai croyant ! ». Une vie de luttes, de désirs, de regrets, d’erreurs, de frustrations, d’excès, telle que celle de feu Almayer, ou une vie de recherche du pouvoir, comme celle d’Abdullah, n’ont guère de sens, semble signifier Conrad : la fin est la même pour tous.
À ce compte, le lecteur, qui a déjà voyagé avec Conrad au fil de quelques-uns de ses romans, en vient à se dire que dès le premier d’entre eux, cette Folie Almayer publiée en 1895, le Polonais avait déjà tout dit, et même dès le titre complet : Almayer’s Folly, A Story of an Eastern River. « Une » histoire, pas « l’unique » histoire, et celle d’« une » rivière, le tout indéterminé – en un rien, au fond, l’histoire d’un homme ou de sa « folie », comme si l’essentiel était la rivière, qui continuera à couler quoi que fassent les hommes, quelles que soient leurs motivations, leur couleur de peau, leur nationalité (oui, le propos anti-colonialiste de Conrad le voyageur éclate déjà dans La Folie Almayer, lui qui se déploie avec intelligence et férocité dans Lord Jim ou Le Cœur des Ténèbres – mais il est à nuancer, car l’Homme, semble dire Conrad dès 1895, est de toute façon animé de sombres désirs, d’où qu’il provienne), leurs craintes ou leurs espérances, leurs amours ou leurs haines. Comme si Conrad donnait à son œuvre pour seul sens le commentaire du « Tout est vanité » contenu dans l’Ecclésiaste.
Ce rapprochement en vaut d’autres, parmi lesquels ceux proposés par Olivier Rolin dans une brève et belle préface, une de celles qui se moquent de la science littéraire pour juste dire l’amour d’un livre. Rolin voit ainsi une ressemblance entre Almayer et Rimbaud parti en Abyssinie pour trafiquer des armes, mais sans le génie littéraire. Oui, pourquoi pas, le rapprochement est beau et pertinent, et Rolin le justifie d’une belle façon, dont la justesse est indubitable : « la lecture, qui est un art rêveur, autorise des divagations ». La lecture comme « art rêveur », quelle belle définition – et tant pis si le rêve, comme souvent chez Conrad, est de ceux qui plongent au fond de l’âme humaine, en montrant tant le pire que le meilleur, tant le désir de grandeur que la complaisance dans la petitesse. Ou plutôt : tant mieux. Car si la lecture est un art, comme tout art elle cherche à connaître l’âme humaine – avec Conrad, le lecteur-artiste de l’âme rencontre un auteur-artiste de l’âme, et ce dès son premier roman. Que le rêve soit voyage, de Bornéo au fleuve Congo, avec Conrad comme capitaine au long cours, taciturne et pourtant exact dans chaque mot, dans chaque phrase, comme le montre la présente traduction.
Didier Smal
Joseph Conrad (1857-1924) est un écrivain britannique d’origine ukraino-polonaise. Sa carrière littéraire relativement brève (14 ans) se déroule après une vingtaine d’années passées à naviguer vers l’Inde, l’île Maurice, l’Australie… Son premier roman, La Folie Almayer, paraît en 1895 et Conrad publiera quasiment chaque année jusqu’à sa mort (Un paria des îles en 1896, Lord Jim en 1900…). La profondeur d’analyse et la puissance symbolique de ses romans d’aventures exotiques font de lui l’un des plus grands romanciers britanniques.
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